Jean-Paul GAILLARD, Roland COENEN, Francine FRIEH, Guy HARDY[1] (réseau IS3G)
in revue Thérapie familiale. Editions Médecine et Hygiène. Genève, vol. XXVIII n° 4 - 2007.
Résumé : Sur le façonnement psychosociétal en cours : enjeux psychothérapeutiques et éducatifs. Depuis une trentaine d'années il est possible d'observer une lente mutation de l'ethos occidental. Mais depuis cinq années environ, les éducateurs et les pédagogues remarquent que les enfants d'aujourd'hui ne sont plus les mêmes que ceux auxquels ils étaient habitués dans un passé encore proche. De fait, nous assistons à une rupture radicale : le façonnement psychosociétal des enfants et adolescents de moins de 18 ans n'est plus le même qu celui qui façonnait jusqu'alors les générations successives. L'auteur décrit les divers changements observables et tente d'en tirer quelques éléments pour une réinvention de l'acte psychothérapeutique, mais aussi éducatif et pédagogique.
Mots clés : façonnement psychosociétal - ethos - eidos - générateur d'objets - mutants - variables disparates - symétrie - complémentarité - égalité.
Sumary : On the moulding current psychosociétal : stakes psychothérapeutiques and educational. Since around thirty years it is possible to observe a slow transfer of the western ethos. But for approximately five years, the educators and the teachers notice that the current children are not any more the same than those to whom they were used in still close past. Actually, we attend a radical break: the psychosociétal moulding of the children and teenagers of less than 18 years is not any more the same than the one who shaped until then the successive generations. The author describes the diverse observable changes and tries to extract some elements for a reinvention of the psychothérapeutic act, but also educational and educational act.
Key words : Psychosociétal moulding - ethos - eidos - generator of objects - mutants - ill-assorted variables - symmetry - complementarity – equality.
Resumen : Sobre la hechura psychosociétal corriente: puestas psychothérapeutiques y educativos. Desde una treintena de años es posible observar una mudanza lenta del ethos occidental. Pero desde aproximadamente cinco años, los educadores y los pedagogos observan que los niños de hoy no son más los mismos que aquellos a quienes estuvieron acostumbrados en un pasado todavía próximo. De hecho, asistimos a una rotura radical: la hechura psychosociétal niños y adolescentes de menos de 18 años no es más la misma que la que daba forma hasta entonces a las generaciones sucesivas. El autor describe los cambios diversos y observables e intenta tirer algunos elementos para un réinvention del acto psicoterapico, pero tan educativo y pedagógico.
Palabras claves : Hechura psychosociétal - ethos - eidos - generador de objetos - a mutantes - variables disparatadas - simetría - complementariedad - igualdad.
Parents, éducateurs, pédagogues, thérapeutes semblent s'accorder pour remarquer un changement significatif dans les manières de fonctionner (relations, interactions) des enfants et adolescents, ils notent même pour beaucoup d'entre eux, une accélération dans ce processus de changement depuis environ cinq années.
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« à Josiah Macy, les thérapeutes systémiciens reconnaissants ».
A notre connaissance, une telle plaque n’existe pas, bien qu’il eut été parfaitement justifié de la trouver, gravée dans le marbre, au frontispice de tous les instituts de formation à la thérapie systémique. En effet, les conditions initiales des thérapies dites systémiques ont émergé au décours des dix conférences organisées par la fondation Macy, entre 1946 et 1953, entre New York et Princeton.
Les individus ainsi invités à cogiter ensemble, bien que ou parce que venant d’horizons disciplinaires fort différents, parvinrent –c’est la magie de l’intelligence collective– à construire non pas simplement une nouvelle théorie, mais un nouveau paradigme-maître, celui de la complexité et, fondées sur ce nouveau paradigme-maître, diverses théories la plupart articulées autour du phénomène de cognition, à savoir rien moins que les éléments d’une science générale du fonctionnement de l’esprit. La cybernétique de 1er ordre ou première cybernétique était née. On en retient que son leader était le génial Norbert Wiener, cependant –et cela est important- les choses n’ont pas commencé avec lui c'est-à-dire dans le monde de l’ingénierie, mais avec des neurobiologistes. En effet, la première des conférences Macy, en mai 1942, eut pour thèmes « l’inhibition dans le système nerveux central » et ses principaux animateurs étaient Waren McCulloch (neuropsychiatre), Arturo Rosenblueth (neurophysiologiste élève du grand physiologiste Walter Cannon), associés, entre autres, à Gregory Bateson, Margaret Mead et au psychanalyste Lawrence Kubie. C’est à partir de 1943 qu’un rapprochement commença à s’opérer entre ce groupe, celui de Norbert Wiener au MIT et de John von Neumann à Princeton. La deuxième réunion eut lieu à Princeton et réunit entre autres Wiener, von Neumann et McMulloch. « Wiener allait en sortir plus que jamais convaincu que ‘’l’engineering et la neurologie ne font qu’un’’ » (Dupuy 1994).
cybernétique de 1er ordre. Précisons d’emblée que dans le jargon de la logique, 1er ordre ne signifie pas « l’ordre le plus élevé » mais l’inverse : l’ordre le plus simple. Une cybernétique (ainsi qu’une systémique) de deuxième, puis de troisième ordre devront donc montrer un degré de modélisation de la complexité à chaque fois plus important.
Norbert Wiener (1894-1964) et ses complices conçurent donc, principalement à travers les concepts inédits d’auto-régulation et de feedback, de nouveaux éléments pour la pensée et pour l’action touchant à l’ensemble des activités humaines.
Cybernétique vient du grec kubernêsis, qui signifie « action de manœuvrer un vaisseau » et, plus largement, « action de diriger, de gouverner ». Dans son ouvrage princeps : Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine (1948), Norbert Wiener s’appuie sur les intuitions géniales du petit groupe « Macy » pour formaliser cette première cybernétique : il tente d’y conjuguer, à partir du modèle cybernétique, des domaines tels que la biologie, l’ingénierie, la théorie de la prédiction statistique, les machines à calculer, les télécommunications et la psychologie.
Ce qui caractérise donc la première cybernétique est l’idée qu’il est possible de fabriquer des machines « intelligentes », c'est-à-dire capables, à partir d’un programme de base, d’auto-régulation (modélisée sur le processus d’homéostasie décrit par Cannon dès 1925) par le jeu de rétro-actions (feedback) alors conçues comme essentiellement négatives (inhibitrices). Le thermostat en est l’exemple le plus simple : doté d’un programme de base, puis d’une instruction de l’opérateur extérieur (ce dernier conçoit la machine et règle la température souhaitée), le radiateur de votre salle de bain s’auto-régule à partir des variations de la température environnante : il s’allume ou il s’éteint. Certes, cette machine se gouverne elle-même, mais cette auto-gouvernance n’est possible que parce qu’elle a été construite par un humain et que cet humain l’a construite avec un but qui est le sien, dont la machine ne possède pas les compétences lui permettant de s’en abstraire.
Les missiles capables de suivre une cible mouvante montrent une complication supérieure à celle du radiateur, mais le principe est le même : ce sont des machines qui ne se produisent pas elles-mêmes, des machines allopoïétiques[2], disait Francisco Varela. Un radiateur thermostatique et un missile sont bien des organisations « qu’on peut décrire comme une concaténation[3] de processus » (Varela 1989 p. 46), mais ces processus ne produisent pas les composants du radiateur ou du missile : les composants en question sont conçus et produits par un opérateur extérieur qui les a conçus et produits dans un but qui est le sien. En d’autres termes, ces machines ne sont pas auto-productrices.
La cybernétique de premier ordre est donc une science du contrôle et de l’information visant à la connaissance et au pilotage des systèmes, qu’ils soient mécaniques ou vivants.
Entre les neurologues et les ingénieurs qui, ensemble y ont présidé, il est évident que les gagnants, ceux qui ont tiré le modèle à eux, sont les ingénieurs : en effet, à partir de là les neurologues acceptent de modéliser les processus cognitifs sur la machine. Il n’est donc pas surprenant qu’une des caractéristiques de cette première cybernétique soit son refus catégorique du mentalisme : l’ensemble de ce qui était jusque là décrit comme se passant « dans la tête » y est modélisé comme une boite noire dont on prend le parti de négliger le contenu, au bénéfice des seuls processus comportementaux directement observables par un observateur extérieur, qui est en même temps l’opérateur.
Quant au concept de système, il avait acquis ses lettres de noblesse avec la thermodynamique. En effet, Nicolas Léonard Sadi Carnot, puis Rudolf Emmanuel Clausius, au 19ième siècle, avaient proposés les concepts de système ouvert et de système fermé : les systèmes ouverts montrent une entropie négative (négentropie), ils peuvent donc montrer des comportements réversibles, alors que des systèmes clos montrent une entropie positive, leurs comportements sont irréversibles, ils évoluent « vers des états de désordre maximum et des nivellements de différence » (von Bertalanffy 1968). Clausius remarquait en effet qu’« il est impossible de réaliser un processus dont le seul résultat serait de transférer de la chaleur d'un corps froid à un corps chaud »[4]. Dès 1931 Walter Cannon, physiologiste de génie, avait repris le concept dans sa définition de l’homéostasie[5], mais il faudra attendre ludwig von Bertalanffy et son ouvrage Théorie générale des systèmes, pour que le concept de système s’étende clairement au biologique, au psychologique et au sociologique.
Thérapie systémique et cybernétique de premier ordre
Gregory Bateson, dans l’avant-propos de Vers une écologie de l’esprit, évoque un événement qui fut de son avis décisif pour le développement de sa pensée : « En 1942, j’ai rencontré, à une conférence organisée par la Macy Fondation, Waren McCulloch et Julian Bigelow dont les passionnants exposés sur le feedback m’ont aidé à éclairer certains points essentiels ; car en écrivant La cérémonie du Naven, j’étais arrivé au seuil de ce qui plus tard allait devenir la cybernétique : ce qui me manquait pour le franchir était le concept de feedback négatif. » (Bateson 1977).
Tout naturellement, donc, Bateson et ses premiers complices en thérapie, Jay Haley, Don Jackson et John Weakland, intégrèrent dans les travaux issus de leurs observations sur les familles à transactions schizophréniques (étude financée d’abord par la fondation Rockefeller, puis par la fondation Macy), les concepts de feedback et d’homéostasie. Ils entreprirent de décrire les familles comme des systèmes ouverts doués de capacités homéostatiques, ces capacités étant mises en œuvre à partir des processus de feedback essentiellement négatifs (inhibition). Don Jackson avait en effet remarqué que, lorsqu’une personne suivait une thérapie individuelle, les divers membres de sa famille s’activaient de façon à inhiber les effets de changement sur cette personne et sur la famille. Une thérapie, pour préserver son efficace, devait donc être « familiale » et prendre en compte le système dans son ensemble.
Cela dit, les thérapeutes, obéissant à la fois au modèle thermodynamique et au modèle cybernétique, se concevaient toujours comme des opérateurs extérieurs dont le travail consistait à introduire dans le système familial (système ouvert) les éléments pertinents qui le feraient « changer ». Les thérapeutes, à partir de l’idée qu’ils se faisaient de ce qu’est une famille fonctionnelle, conduisaient les familles vers ce modèle de famille fonctionnelle. Haley et Minuchin, par exemple, tenaient pour centrale l’idée selon laquelle une famille ne se montrait suffisamment fonctionnelle que si la hiérarchie parents / enfants et les frontières intergénérationnelles y étaient suffisamment assurées : ils oeuvraient donc de façon qu’elles s’y installent et y deviennent fonctionnelles. Haley développa ainsi le style « stratégique » et Minuchin le style « structural ». Nous étions à la fin des années 50[6].
En 1961, Paul Watzlawick rejoint le petit groupe de Palo Alto, en 1967 Mara Selvini-Palazzoli crée à Milan le Centro per lo studio della famiglia. Entre les pratiques de « manipulation de la structure » de Minuchin, les « prescriptions paradoxales » de Haley et Watzlawick, et les « paradoxes thérapeutiques » de Selvini, la thérapie familiale systémique « première cybernétique » prend forme. Les concepts de « ponctuation dans l’interaction », de « définition de la relation », de « contexte », tels qu’ils avaient été définis et décrits par Bateson et ses premiers complices (1956) deviennent des outils psychothérapeutiques courants et conduiront rapidement les thérapeutes à des pratiques et des constats ouvrant progressivement la porte à une « cybernétique de second ordre ».
Dans ce superbe melting pot dont émerge la thérapie systémique, un homme qui ne s’est jamais déclaré « systémicien » exerça une influence considérable sur chacun des fondateurs : il s’agit de Milton Erickson. En fait, ce dernier est virtuellement présent dès la première des conférences Macy en 1942, à travers l’intérêt qui y fut porté à l’hypnose.
Milton Erickson, dès 1923 (il a alors 22 ans), engage une première étude sur le processus hypnotique dans lequel il s’inscrit en faux contre les affirmations de son professeur à l’université du Wisconsin, Clark L. Hull selon lequel l’opérateur et sa technique étaient beaucoup plus importants que le sujet soumis à l’hypnose : « Hull semblait donc ignorer le sujet en tant qu’individu, le ramenant au même niveau qu’un appareil inanimé de laboratoire (…) » (Erickson 1964). L’expérience qu’il organisa alors montra d’extraordinaire façon que le processus hypnotique relève essentiellement des dispositions des sujets eux-mêmes et non pas de l’influence directe et imposée de l’opérateur.
Jay Haley, dans l’ouvrage qu’il consacre à Milton Erickson, évoque sa première rencontre avec lui : « en janvier 1953, lorsque Gregory Bateson me demanda de participer à son programme de recherche sur l’étude de la communication, ce fut pour moi une très grande chance. (…) Pendant cette première année, Milton Erickson, de passage dans notre région, organisa un de ses séminaires de week-end sur l’hypnose. Je manifestai le désir d’y assister, et Bateson organisa la rencontre. Il connaissait déjà le docteur Erickson pour l’avoir consulté auparavant à propos des films que Margaret Mead et lui avaient réalisés à Bali sur les états de transe. » (Haley 1984).
Ainsi, Gregory Bateson connaissait Milton Erickson depuis les années trente et Jay Haley le découvrit dès la première année de leurs travaux sur la communication et la schizophrénie, en 1953. C’est sans aucun doute grâce à lui que, rapidement, les premiers thérapeutes systémiciens intégrèrent la nécessité d’une « affiliation » avec la famille comme condition de la réussite de la thérapie. Haley autant que Minuchin ont largement développé le concept et les pratiques qui s’y associent. La petite graine de la seconde cybernétique était plantée.
Cybernétique de deuxième ordre
Le « père désigné » de la deuxième cybernétique est Heinz von Foerster (1911-2002). Son premier compère est William Ross-Ashby, psychiatre-ingénieur concepteur du premier automate réellement auto-régulant, c'est-à-dire dont les comportements sont imprédictibles puisque générés par lui seul, en dehors de toute intervention extérieure.
Dès l’ouverture de la 8ième conférence Macy (1951), von Foerster propose un recadrage re-fondateur du travail en cours, en signalant que la cybernétique s’est édifiée autour de deux classes de problèmes : d’une part les problèmes de communication et d’autre part les problèmes posés par l’étude des mécanismes qui produisent eux-mêmes leur unité (self-integrating mechanisms), les systèmes autonomes.
Au cours de la 9ième conférence, en mars 1952, Ross-Ashby présente deux communications dont les contenus[7] confirment magistralement la révolution annoncée l’année précédente par von Foerster : la cybernétique de second ordre s’impose, le concept d’autoréférence devient le concept clé.
Humberto Maturana, neurobiologiste, co-fondateur avec Francisco Varela du modèle autopoïétique se joint à eux dès 1962. La seconde cybernétique s’oriente résolument vers la modélisation du vivant et des problèmes sociaux.
En 1970, ils présentent leurs travaux à Ernst von Glasersfeld, un des fondateurs du constructivisme radical.
En 1971, Von Foerster, dans sa conférence « Nous ne pouvons pas demeurer plus longtemps les savants spectateurs d’un désastre global »[8] propose quatre niveaux de problèmes, auxquels il estime urgent de s’atteler :
- Les problèmes « à un cerveau», qui concernent les neurosciences,
- Les problèmes « à deux cerveaux» qui concernent l’éducation,
- Les problèmes « à n cerveaux» qui concernent la Société,
- Les problèmes « communs à tous les cerveaux» qui concernent l’humanité.
Il y propose son « Théorème numéro deux »[9] :
« Si les sciences dures réussissent, c’est qu’elles sont confrontées à des problèmes doux, alors que si les sciences douces butent sur tant de difficultés, c’est que les problèmes qui sont les leurs sont durs. »
Et il en appelle à la « compétence » des cybernéticiens quant à la nécessité « d’un travail commun sur les problèmes de notre temps ».
Von Foerster fonde la deuxième cybernétique sur une remarque fondamentale : les neurosciences doivent définir une théorie du cerveau, pas seulement le décrire ; le problème étant que cette théorie sur le cerveau sera écrite par le cerveau lui-même. Cette remarque impose une révolution épistémologique en ce qu’elle place l’autoréférence comme base légitime de la science chargée de s’attaquer aux quatre problèmes énoncés plus haut ; elle implique le « théorème numéro trois » :
« les sciences de la nature sont écrites par l’homme, celles de la biologie doivent s’écrire d’elles-mêmes. »
Von Foerster, en effet, s’avise de ce que le modèle « première cybernétique » implique par principe l’action d’un opérateur extérieur qui informe ou instruit la machine cybernétique, que cette machine soit une mécanique, un animal ou un humain. Il souligne et prend acte de ce que ce modèle se révèle incompatible avec la caractéristique autoréférencielle du cerveau, avec la notion d’autonomie. La seconde cybernétique voit donc les biologistes et l’ensemble des sciences « douces », les sciences humaines, reprendre le gouvernail : le concept d’autoréférence établit une frontière nette entre les deux cybernétiques. Ce qu’on appelle aujourd’hui « la théorie de l’observateur » prend forme :
« Nous avons maintenant besoin d’une description de «celui qui décrit», ou, en d’autres termes, nous avons besoin d’une théorie de l’observateur. Dans la mesure où seuls les organismes vivants sont capables d’observer, il semble que cette tâche incombe au biologiste. Mais le biologiste est aussi un être vivant ; ce qui signifie que, dans sa théorie, il doit non seulement tenir compte de lui-même, mais aussi du fait même qu’il écrit cette théorie. C’est un élément tout à fait nouveau dans le discours scientifique, car le point de vue traditionnel, qui sépare l’observateur de ses observations, évitait soigneusement toute référence à ce discours. ». (Von Foerster, in Segal 1990)
A la même époque, Humberto Maturana et Francisco Varela fondent le modèle autopoïétique, déclinaison biologique particulièrement pertinente de la deuxième cybernétique, à partir des caractéristiques les plus évidentes du vivant. Ainsi, il est évident que le vivant s’auto-produit, qu’il est auto-organisant, que, dans l’interaction, il ne possède ni entrée ni sortie informationnelle, le problème étant qu’aucune de ces évidences n’est intégrable dans le modèle standard auquel obéissent aujourd’hui encore les « biologistes normaux »[10], elles nécessitent en effet, pour être prises en compte, une épistémologie dont ne dispose pas la biologie officielle.
Au modèle computationniste de von Foerster, qui propose une description des processus neuronaux, Varela et Maturane ajoutent le modèle enactif. Le modèle computationniste implique de fait un sujet calculateur, ce qui ne convient guère à la description des fonctionnements biologiques et physiologiques, le fonctionnement des cellules et des organes, par exemple. Varela et Maturana proposent donc un modèle compatible avec ces niveaux de fonctionnement du vivant, autour d’un processus particulier qu’ils appellent « coordinations d’actions ». Ils y ajouteront, essentiellement pour décrire les processus interactionnels entre systèmes vivants, le concept d’enaction, que nous décririons grossièrement comme une spirale d’interactions (perception-action) c'est-à-dire de perturbations mutuelles aux effets imprédictibles car contingents aux intentions de l’un et de l’autre, entre êtres vivants au sein d’un contexte particulier, ou plus simplement entre un vivant et le contexte au sein duquel il se meut. Des perturbations suffisamment redondantes du milieu (vivant et matériel) conduisent[11] le vivant concerné à mettre en oeuvre des processus auto-régulateur eux-mêmes suffisamment redondants pour que se produisent entre ce vivant et ce milieu des régularités, et qu’émerge ainsi un « monde » de significations : le vivant a « appris », sans qu’il soit nécessaire, à ce niveau d’invoquer un sujet de l’apprentissage, pas plus qu’un « enseignant ». Une signification[12], un know how[13] a émergé dans la dynamique de cette spirale : l’un et l’autre auront « appris » à fonctionner l’un avec l’autre, mais ceci en dépit de leurs intentions concernant le type d’influence qu’ils entendaient exercer l’un sur l’autre et réciproquement. Ce niveau d’apprentissage est donc par définition créatif et définit les protagonistes comme machines non triviales, c'est-à-dire des machines dont les états internes sont nombreux et variables et dont les résultats sont imprédictibles[14].
Toujours à la même époque, au début des années soixante-dix, un autre biologiste, Henri Atlan, développe une très élégante théorie de « l’auto-organisation par le bruit » (Atlan 1972-1974), voisine et complémentaire des travaux de von Foerster et Varela-Maturana.
Thérapie systémique et cybernétique de second ordre
1976 est une année faste pour la thérapie systémique.
En janvier 1976 à Cuernavaca, au cours d’un des derniers séminaires qu’Ivan Illich organise dans son CIDOC, von Foerster propose sa fameuse conjecture, qui offre une très riche hypothèse aux problèmes à n cerveaux, ceux dont il dit qu’ils concernent la société. Cette conjecture offre un modèle très pertinent des fonctionnements généraux des individus dans les institutions et en société, ainsi que des ouvertures très concrètes quant aux moyens d’y remédier. Nous ne résistons pas à le citer in extenso :
« Les individus sont liés les uns aux autres d’une part, ils sont liés à la totalité d’autre part. Les liens entre les individus peuvent être plus ou moins ‘rigides’, le terme technique que j’emploie est « triviaux ». Plus ils sont triviaux, moins, par définition, la connaissance des comportements de l’un d’eux apporte d’information à l’observateur qui connaît déjà les comportements des autres. Je conjecture la relation suivante : plus les relations interindividuelles sont triviales, plus le comportement de la totalité apparaîtra aux éléments individuels qui la composent comme doté d’une dynamique propre qui échappe à leur maîtrise. Je conçois que cette conjecture présente un aspect paradoxal, mais il faut bien comprendre qu’elle n’a de sens que parce que l’on prend ici le point de vue, intérieur au système, des éléments sur la totalité. Pour un observateur extérieur au système, il va de soi que la trivialité des relations entre éléments est au contraire propice à une maîtrise conceptuelle, sous forme de modélisation. Lorsque les individus sont trivialement couplés (du fait de comportements mimétiques par exemple) la dynamique du système est prévisible, mais les individus se sentent impuissants à en orienter ou réorienter la course, alors même que le comportement d’ensemble continue de n’être que la composition des réactions individuelles à la prévision de ce même comportement. Le tout semble s’autonomiser par rapport à ses conditions d’émergence et son évolution se figer en destin. » (Actes Grand Débat MCX 2006).
En d’autres termes, nous nous comportons comme des observateurs extérieurs face à ce que nous constatons du milieu dans lequel nous vivons, et de ce fait nous nous montrons incapables de nous dire que ce que nous observons est l’effet de nos propres actions conjuguées et, quand nous sommes dans l’action nous nous comportons comme des machines triviales, trop contents de pouvoir dire que notre place ne nous permet pas de prendre des initiatives. Il s’en suit régulièrement que nous attribuons à l’incompétence d’autres que nous les effets indésirables que nous constatons, et que nous fourvoyons notre intelligence en « il faudrait que » et autres « y a qu’à » s’adressant aux supposés fautifs (nos subordonnés ou nos chefs) et jamais à nous-mêmes. Là où nous disposons de quelque pouvoir, ce fourvoiement nous conduit à prescrire des comportements de plus en plus étroits aux acteurs que nous commandons, à les priver de tout espace d’initiative (l’initiative personnelle étant vécue par nous comme le principal vecteur de comportements indésirables) et à les transformer ainsi en petites machines triviales contribuant, qu’elles le veuillent ou non, à la contre-productivité de l’institution concernée.
La même année, 1976, von Foerster intervient à Palo Alto et devient ami avec Paul Watzlawick ; la chose se passe à l’occasion du deuxième congrès de l’institut Don Jackson de Palo Alto où von Foerster dira plus tard avoir été très impressionné par l’exposé de Bateson qui précède le sien[15] ; son propre exposé est intitulé Contradictions, paradoxes, cercles vicieux et autres procédés récréatifs. Humberto Maturana est présent. Von Foerster rapporte ceci que : « tous les intéressés reconnurent la nécessité d’un langage qui incluse l’observateur (le thérapeute) dans le processus d’interaction et d’intervention en cours » (in Segal 1999). La thérapie systémique entre en révolution, une révolution que Von Foerster, Maturana et Varela ne cesseront jamais d’accompagner et d’enrichir.
Les deux axes de cette révolution sont « autoréférence » et « constructivisme ». en fait, l’un ne peut aller sans l’autre, ces deux concepts se renvoient l’un à l’autre et permettent aux thérapeutes, non seulement de se concevoir comme parties composantes, avec la famille, du système thérapeutique, mais aussi de renoncer à « conduire » les familles vers un idéal thérapeutique tel qu’ils le promouvaient dans l’univers « première cybernétique ». Ils redéfinissent alors leur travail en lui assignant une seule fonction : contribuer à l’ouverture de l’éventail des choix, pour leurs patients comme pour eux-mêmes. Ils ont saisi à bras le corps cet aphorisme de von Foerster : « agis toujours de façon à augmenter le nombre de choix possibles ».
Il est vrai que, contrairement à B-F. Skinner, le chantre du comportementalisme radical, qui clamait : « la liberté est un luxe que l’homme ne peut s’offrir ! », von Foerster citait volontiers le philosophe et sociologue Ortega y Gasset : « l’homme est condamné à être libre ! ». Deux messages, deux modèles, fort peu compatibles.
Cybernétique de troisième ordre ou fin de l’ère cybernétique ?
La mutation sociétale aujourd’hui à l’œuvre en Europe a commencé aux USA il y a une vingtaine d’années environ : les travaux de Harnold Goolishian, Harlene Anderson, Kenneth Gergen, Michael White[16], pour ne parler que de ces derniers, en attestent. Ce qui est aujourd’hui amusant est que, pour saisir la mutation qui se déroulait sous leurs yeux, ils eurent massivement recours à des auteurs français, tels que Foucault, Lacan[17] et Derrida. C’est armé de ces trois leviers qu’il parvinrent à soulever la dalle de la première cybernétique sous laquelle, nous semble-t-il, la thérapie familiale US était jusque là restée enfermée. Ils ont alors introduit dans leurs pratiques cliniques, avec leur constructionnisme social, une dimension psychosociétale fort intéressante, sans toutefois, selon nous, en proposer une modélisation suffisamment large et encore moins une théorisation suffisamment consistante. Nous pensons que la mutation sociétale et psychosociétale en cours mérite qu’on s’en saisisse dans une systémisation aussi large que possible de ses dimensions politiques, économiques, juridiques et civiles.
L’actuelle radicalisation des processus émergents d’individualisation et d’autonomisation des individus, la fin de l’identité appartenancielle, de la soumission à l’autorité de mode paternel et du hiérarchique vertical, remettent de fait en question l’essentiel des modèles et des pratiques de la thérapie systémique. La fin, aussi, des modèles et pratiques fondés sur l’hypothèse selon laquelle un groupe familial peut toujours être perçu comme un système, dans la mesure où il en montrerait les caractéristiques majeures. A ce propos, la définition qui nous semble être la plus simplement pertinente est celle que propose Humberto Maturana :
« J’appelle système tout ensemble d’entités qui se distinguent d’autres entités parce qu’elles sont pIus liées entre elles qu’avec n’importe quoi d’autre » (Maturana 1991)
Le « pIus liées entre elles qu’avec n’importe quoi d’autre » implique en effet qu’un tel ensemble, à la fois se distingue lui-même de son environnement et puisse être distingué de son environnement par un observateur extérieur compatible.
Les enfants que l’un d’entre nous appelle « mutants » (Gaillard 2007 - 2009) ne semblent plus produire leur identité sur le mode appartenanciel tel que l’occident et bien d’autres contrées la construisaient depuis des millénaires. Ces individus, ces êtres autonomes, se connectent régulièrement avec des dizaines et souvent des centaines d’autres êtres autonomes, ignorant de plus en plus souverainement les contraintes inhérentes à la vie familiale ; leurs parents, leurs éducateurs, leurs enseignants remarquent et se plaignent amèrement de ce que ces jeunes individus n’intègrent plus les valeurs, les mythes, les rituels qu’ils tentent de leur transmettre. La notion même de famille comme système nous semble donc devoir être remise en question, dans la mesure où ses parties composantes, les entités qui la composent ne sont plus liées entre elles « pIus qu’avec n’importe quoi d’autre ».
Pour paraphraser notre collègue et ami Bernard Fourez, le psychofamilial cède massivement le pas au psychosociétal (Fourez 2004) et probablement même, pensons-nous, au psycho-civilisationnel, mondialisation galopante oblige.
La mutation sociétale, voire civilisationnelle, en cours nous semble entraîner, que nous le souhaitions ou non, une mutation de la thérapie systémique, une mutation qui la détache, qui la sépare de l’univers cybernétique au sein duquel elle a vu le jour et grandi.
En outre, le processus de désinstitutionnalisation du monde que nous vivons actuellement dans un contexte où l’économique libéral ne rencontre aucune entrave du politique, pas plus que du juridique ou de la société civile, ressemble fort à un processus de décomplexification du monde, de telle sorte que le processus accompli d’individualisation se combine avec l’émergence de classes sociales de plus en plus démunies et abandonnées à elles-mêmes car de moins en moins « économiquables ». Les systèmes psychosociaux de proximité[18], sont peu à peu submergés par une foule qui ne leur demande souvent rien si ce ne sont des subsides, mais que les agents des dits systèmes vont chercher au nom, le plus souvent, de la protection de l’enfance, montrant dans leur action un taux de contre-productivité aussi endémique qu’alarmant.
Enfin, la nouvelle normalité que nous nous sommes attaché à décrire voit inévitablement co-émerger de nouvelles pathologies, qu’il convient de documenter et auxquelles les thérapeutes devront s’atteler afin de construire des modèles psychothérapeutiques adaptés. Il en est ainsi des troubles dits « narcissiques » dont témoignent un nombre de plus en plus considérables de jeunes, ainsi que de troubles s’apparentant à ce que nous connaissons des syndromes post-traumatiques, sans omettre les nouvelles formes d’addiction.
La systémique de niveau 3 que nous ne nous contentons pas d’appeler de nos vœux, mais à la construction de laquelle nous entendons contribuer activement, se produira dans une modélisation efficace de au moins trois niveaux d’urgence, plus un :
- modélisation du lien thérapeutique avec des ensembles qu’il n’est plus possible de considérer comme des systèmes stables, leurs membres étant marqués du trait de l’autonomie (introduction de notions telles que systèmes flous, systèmes modulables, méta-systèmes…),
- modélisation de l’action sociothérapeutique auprès de groupes et d’individus non demandeurs de notre aide, bien que l’actuelle fabrique d’exclus les dirige inexorablement vers des marges destructrices pour leurs progénitures,
- Modélisation des troubles émergents et invention de nouvelles stratégies psychothérapeutiques et psycho-éducatives
Quant au « plus un », il concerne l’école : il nous semble en effet important et urgent de générer des modes concrets d’accompagnement des enseignants, en particulier de l’école primaire et du collège, dont la très grande majorité se montre extrêmement perturbée par ce qui, de la nouvelle normalité psychique, reste inintelligible pour eux. La posture défensive qu’ils adoptent trop fréquemment les empêche d’accueillir positivement les différences des enfants tous « mutants » et de générer avec eux les espaces d’intelligence commune pour lesquels ils sont pourtant beaucoup mieux outillés que les générations précédentes. Pire, l’école, du haut des murailles qu’elle érige pour se protéger de cette mutation, « pathologise », « prédélinquantise » et exclut en masse des enfants dont la normalité nouvelle ne demande qu’à être comprise et enrichie.
1.modélisation du lien thérapeutique avec des ensembles qu’il n’est plus possible de considérer comme des systèmes, ainsi qu’avec des individus autonomes :
La thérapie systémique[19] avait fondé ses modèles et son action sur la prégnance du psychofamilial dans la structuration des individus. La famille 20ième siècle se modélisant facilement comme un système, la focalisation par les thérapeutes sur les modalités interactionnelles spécifiques à chaque famille avait montré une pertinence certaine et offert de très intéressants succès thérapeutiques.
Les membres de la plupart des familles contemporaines entretiennent avec l’extérieur (la non-famille) des interactions souvent beaucoup plus denses que celles qu’ils entretiennent entre eux : chez les cols blancs, grand-parents entre Kenya et Pétra, parents entre travail et activités sportives ou culturelles, enfants entre école et MMS ; chez les cols bleus, grands-parents épuisés et trop petitement logés pour recevoir, parents se débattant entre SMIC, RSA et services sociaux prétendant assurer à leur place leur fonction parentale, enfants zonant jour et nuit dans la cité, avec de moins en moins d’école. Une focalisation sur l’idée de modalités interactionnelles spécifiques de ces familles ne semble plus montrer une réelle pertinence, imposant à notre action thérapeutique d’autres supports et d’autres outils, sachant que la mutation sociétale s’achevant a produit des individus extractés de toute appartenance, injonctés à une autonomie radicale ; cette mutation s’exprime par ailleurs actuellement à travers un processus mondial de désinstitutionnalisation qui laisse des professionnels souffrant de solitude face à des individus souffrant de solitude, juges d’eux-mêmes et étrangers à tout argument d’autorité. L’institution désagrégée se montre incapable de protéger et de soutenir l’action de ces professionnels, lesquels sont alors conduits, soit à baisser les bras, soit à oser commencer à s’utiliser eux-mêmes dans leur travail, dans des systèmes mouvants, fugaces et flous, dont il leur reste à se familiariser avec les modes de fonctionnement, ce qui, de notre point de vue, ne constitue pas une tâche impossible, mais réclame d’admettre l’imprédictible comme base d’intelligibilité.
Il semble bien que le processus de désinstitutionnalisation du monde induise puissamment à une subjectivation et une affectivation du lien y-compris professionnel, dans la mesure où l’institution n’assure plus la fonction de tiers qui était la sienne. Notre collègue Bernard Fourez (2007) a mis en évidence ce processus particulier à l’espace mutant, concernant le rapport à l’autre : le façonnement 20ième siècle avait produit en nous un vaste espace de « social abstrait » impliquant une certaine abstraction de soi, social abstrait organisé et soutenu par l’institutionnel. A l’inverse, la mutation psychosociétale produit aujourd’hui un rapport à l’autre très concret, subjectivé et affectivé, impliquant un rapport d’estime, à mesurer constamment, de l’autre et de soi. Ainsi, une réflexion de fond sur l’utilisation de soi dans le travail socio-thérapeutique nous semble devenue incontournable. La concernant, notre point de vue est que le « théorème numéro 3 » de von Foerster constitue clairement un appel :
« les sciences de la nature sont écrites par l’homme, celles de la biologie doivent s’écrire d’elles-mêmes. »
Nous avons pleinement conscience qu’il s’agit là de la levée d’un tabou : le monde du 20ième siècle était une civilisation du tiers, dans laquelle l’idée même d’une relation duelle était considérée comme relevant de l’anomalie et du pathologique (le fameux « fusionnel » !) et, concernant les professionnels, relevant expressément de la faute. Le travail des professionnels médico-socio-psychologiques consistait essentiellement à faire fonctionner « du tiers » là où ils en constataient l’absence. Lorsqu’ils y parvenaient, les effets constatés étaient souvent satisfaisants en terme de pacification du lien familial et social.
La dissolution sociétale du tiers constitue donc un changement radical qui met à mal l’ensemble de nos modèles d’intervention : peu d’entre nous sont prêts à l’affronter, bien que l’urgence s’en fasse sentir plus de jour en jour. De fait, les modèles et les théories qui puissent supporter l’innovation en ce sens ne sont pas pléthore. Nous avons l’ambition de contribuer à leur édification, nous espérons même, ensemble et chacun d’entre nous, avoir commencé à le faire à travers nos pratiques psycho- et socio-thérapeutiques, ainsi qu’à travers nos productions écrites de ces dernières années.
Ainsi, le travail avec des individus extractés du tout mais ne pouvant nonobstant que s’y mouvoir, se couplant tour à tour à tels ou tels autres individus, s’agrégeant parfois au point de produire ce qu’on pourrait confondre avec un groupe d’appartenance, rend nécessaire l’invention de concepts et de pratiques qui leurs soient adaptés. Nous savons que ce qui distingue un système d'un agrégat, c'est que les éléments qui composent ce type d’ensemble, sont plus liés entre eux qu'avec n'importe quoi d'autre et que les qualités et les fonctions observables dans le système n’existent pas dans chacun de ses éléments composants observés isolément. Or, parmi les modes de couplage qu’il est aujourd’hui possible d’observer, le mode « agrégat » n’est plus rare : ces couplages de masse d’adolescents en rave party, en marche silencieuse, en bataille d’oreillers, en apéro monstre ou en émeute sont en effet souvent plus comparables à des étendues de sables qu’à des systèmes ; les mêmes propriétés sont alors observables dans chacun des grains de ce sable autant que dans le tas comme ensemble, nous rapprochant d’une modélisation de type fractal : sans étalon externe, l’image de microscope et l’image du téléscope ne sont pas discernables l’une de l’autre.
2.modélisation de l’action sociothérapeutique auprès de groupes et d’individus non demandeurs de notre aide, bien que l’actuelle fabrique d’exclus les dirige inexorablement vers des marges destructrices pour leurs progénitures :
Les professionnels de l’action médico-psycho-sociale sont aujourd’hui confrontés à des populations ne leur offrant plus les repères sur lesquels ils avaient coutume de s’appuyer. Ainsi, l’appel à la restauration de l’autorité paternelle, sur lequel tant les psys que les éducateurs et les assistants sociaux persistent à fonder l’espoir d’une restructuration de la famille et d’une normalisation des enfants, ne produit plus, au mieux que déception, au pire chaotisation et violences supplémentaires. Les propositions d’aide de leur part ne rencontrent plus cet espace de soumission à l’autorité qui leur permettait d’agir « comme si » cette aide n’était pas opérée sous contrainte ; aujourd’hui, le paradoxe du « je m’obstine à vouloir que tu veuilles que je t’apporte une aide que tu ne m’as pas demandée pour un problème que je dis que tu as et que tu ne reconnais pas que tu as ! » (Hardy 2001) ne génère plus qu’échec sur échec :
« le monde a changé et nous ne pouvons plus nous voiler la face. 80% de nos interventions ne répondent plus à une demande d’aide mais résultent d’un processus protectionnel, contrôlant, complexe au sein duquel le signalement, le dépistage, l’évaluation et la « contrainte » d’aide sont les piliers centraux. ». (Hardy 2001)
Il y a donc urgence à réinventer la formation de ces acteurs : « accepter de passer de la position de l’aidant (ou se croyant tel) à la position de l’ingérant, d’une conception de l’aide à une conception de l’intervention ». (Hardy 2001)… nécessitant plus que jamais qu’on apprenne à considérer comme un seul et même objet notre compétence et leur compétence. (Ausloos 2005).
La mutation sociétale en cours, en produisant des individus autonomes les contraint à faire des choix personnels dans la mesure où aucune référence extérieure ne peut plus se substituer à leur autoréférence : ils sont contraints d’engager leur responsabilité personnelle dans les actes qu’ils choisissent d’accomplir. Ils sont d’une certaine façon de plus en plus étrangers à la morale, mais de plus en plus concernés par l’éthique, par la téléologie et par l’esthétique. Cette contrainte sociétale très nouvelle dans sa radicalité et sa complexité, nous renvoie à renouveler notre réflexion à partir de ces registres que la référence institutionnelle du hiérarchique vertical avait exclu.
L’éthique n’est pas la morale : la morale relève d’un discours extérieur à moi qui porte et véhicule des valeurs qui se veulent le plus souvent universelles (hétéronomie). Les dix commandements de la bible en sont un exemple. L’éthique n’est en fait que mon éthique puisque ce qui la dessine, ce sont mes actes eux-mêmes (autonomie). Mon éthique se voit dans mes actes et non dans mon discours[20].
La question de l’éthique pose clairement celle de la téléologie[21] : de fait, une éthique sans téléologie n’est rien. Si je ne dispose pas, pour juger de la qualité de mes actes, d’une capacité à définir suffisamment mes buts, doublée d’une capacité à évaluer les résultats de mes actes au regard des buts que je m’étais fixés, alors, ce que je crois être mon éthique n’est que le résultat de mes impulsions et de résonances non travaillées.
Quant à l’esthétique, elle porte sa réflexion sur le beau et le laid, des objets comme des actes, au-delà du temps, des modes et des cultures[22].
Nous avons aujourd’hui à nous utiliser, c'est-à-dire à engager notre responsabilité personnelle dans les choix de nos actes, l’engager à ces trois niveaux. Ce que ma réflexion esthétique et téléologique me dit de mes actes (de mon éthique), tient à mon sentiment de leur conformité à un but clairement défini par moi, à la fois en terme d’élégance et en terme de raison. Les grecs antiques refusaient d’opérer une distinction entre l’art et la techné ; le réductionnisme nous a contraint à dissocier ces indissociables, nous sommes de nouveau convoqués à les considérer comme un seul et même objet, que nous devons apprendre à nous approprier.
3.Modélisation des troubles émergents et invention de nouvelles stratégies psychothérapeutiques et psycho-éducatives :
La nouvelle normalité dessine des individus qui ont cessé de rapporter aux autres les problèmes dont ils peuvent souffrir. Bernard Fourez dirait qu’ils ne se constituent plus dans un rapport de soi à l’autre, mais dans un rapport de soi à soi. Étrangers à l’autorité à distance (Fourez 2004 - Gaillard 2007 - 2009), individus à part entière, ils sont condamnés à devenir leurs propres juges et montrent une plus grande vulnérabilité aux syndromes post-traumatiques. En effet, ce qui permet à un humain d’absorber un événement difficile est sa capacité à le replacer du côté du général, de la condition humaine. S’il ne peut le référer qu’à lui-même, la voie est ouverte pour l’installation du traumatisme et de la sidération psychique à l’occasion de difficultés de l’existence jusqu’alors jugées anodines et banales. Nous avons pu vérifier qu’un nombre non négligeable d’adolescents dits « incasables » souffrent en fait d’une forme particulière de syndrome post-traumatique ou de stress chronique, ce qui ouvre pour eux à des modes d’intervention « éduco-thérapeutique » prometteurs.
Cette nouvelle économie psychique, pour reprendre les termes de Charles Melman (2004), ne se déploie plus à travers le fantasme et la réflexivité coupable si spécifiques de la névrose 20ième siècle : elle se montre moins accessible aux psychothérapies s’appuyant sur l’intrapsychique. Nous nous proposons donc de fonder une part non négligeable de notre action sur une neuro-éco-systémique (Coenen 2008 - 2010) permettant de mobiliser, re-mobiliser ou co-générer les apprentissages de processus primaires tels que l’attachement et la satisfaction, de mettre en œuvre des stratégies de recalibrage du poids respectif de certaines émotions primaires et des modes d’expression et d’inhibition de l’agressivité.
En effet, après que la psychanalyse ait privilégié le « Tout psychique », la thérapie systémique a privilégié le « Tout structural » et le « Tout communicationnel », au détriment d’approches qui englobent des niveaux plus « infra » de couplages, dont la puissance injonctive est pourtant inévitablement prégnante : les couplages génétiques, biologiques et sociétaux ; leur difficulté ou leur facilité d’accès sera, comme toujours, fonction de la pertinence des modèles qui s’en empareront.
Ainsi, concernant les couplages biologiques, il est aujourd’hui attesté que les émotions douloureuses en excès ou très régulières (maltraitance, abandon, dépression, traumatisme, obsessions), renforcent et stabilisent ce que les neurosciences ont défini comme réseau nociceptif[23], le mental exerçant alors une influence non négligeable sur le neural.
A l’inverse, un terrain biologique hérité peut se manifester à travers une prééminence du réseau nociceptif sur le réseau hédonique[24] Nous avons tous, parmi les personnes que nous côtoyons dans notre travail, des familles avec alcool à tous les étages dans le génogramme ou des familles dans lesquelles un ou deux parents montrent des caractéristiques anxieuses, dépressives ou obsessives, sans que des contextes sociaux ou mentaux le justifient. Dans ces cas, le neural exerce une influence non négligeable sur le mental.
Il sera alors intéressant de modéliser les interactions familiales comme alimentant et renforçant le réseau nociceptif de l’enfant, que ce soit sur fond mental ou sur fond neural, de deux façons possibles :
- Par le codage des mémoires traumatiques : dans ces cas, les expériences mentales majoritairement et régulièrement douloureuses et traumatisantes (maltraitance, abandon, traumatismes) renforceront et stabiliseront chez l’enfant le réseau neural nociceptif, au détriment d’une inter-régulation fine avec le réseau hédogène. L’enfant évoluera donc vers de la défiance a priori, de la persécution, de la souffrance morale (mal-être) et de l’auto-dépréciation, dans un renforcement d’émotions primaires telles que peur, aversion et fuite.
- Par effet de synchronisation émotionnelle : dans ces cas, la prééminence par héritage du réseau neural nociceptif favorisera systématiquement au sein de la famille des coordinations d'actions et un accordage des pensées, qui génèreront des façons communes de voir et de vivre les choses en noir, ainsi qu’une défiance a priori à l’encontre de toute action aux effets non prévisibles comme recelant potentiellement de la douleur.
Il s’agit donc pour le thérapeute systémicien d’intégrer dans son corpus systémique les systèmes neuraux, autant que les systèmes familiaux, sociaux et sociétaux, ajouter aux trois canaux communicationnels définis par Bateson et coll[25] (1956) le canal neural.
Il n’est en effet pas rare de repérer, parmi les troubles des apprentissages d’un enfant, la même gamme de difficultés à la génération précédente : les désordres impulsifs, les troubles psychotiques, l’alcool, la toxicomanie, pour passer les générations, peuvent s’appuyer sur des terrains biologiques partagés par naissance et renforcés par expérience commune.
Sur ce renforcement chez un enfant, il est possible d’agir à la condition d’une alliance suffisamment forte et un cheminement suffisamment durable avec ses parents, l’objet du cheminement commun étant la re-complexification du système motivationnel neural des uns et des autres à partir de la mise en œuvre suffisamment régulière d’expériences plaisantes.
Le modèle est le suivant, que l’un de nous développe largement dans ses travaux (Coenen 2008/2009/2010) : dans les deux cas cités plus haut, le réseau neural nociceptif montre au final une prééminence qui conduit l’individu concerné à vivre ses mondes sur un mode essentiellement douloureux et à chercher à éteindre la douleur, plutôt qu’à rechercher du plaisir en s’appuyant sur le réseau hédogène, ce qui est extrêmement différent puisque les solutions ne sont alors envisagées qu’à partir de l’axe nociceptif qui, comme tout sous-système, n’a pas de compétence auto-régulatrice[26]. La prééminence héritée ou acquise du réseau neural nociceptif a au contraire un effet décomplexifiant sur le système motivationnel et donc aussi réduisant drastiquement l’éventail des choix du sujet concerné. Il est facile d’observer, dans ce contexte, que les seules stratégies possibles sont ce que nous appelons des stratégies de survie, des stratégies palliatives, non résolutives : tentatives de suicide sur le mode « que ça s’arrête enfin ! », passages à l’acte momentanément soulageants (délits, comportements à risque, auto ou hétéro-mutilations) ou utilisation de moyens matériels soulageants (substances ou autres matériels).
La contrainte (et non l’option) stratégie de survie, conduit donc à chercher activement dans l’environnement, des substances, des comportements ou des objets qui sont connus pour être aptes à réanimer l’axe hédogène. Le problème alors est que ces objets sont, comme c’est le cas de tous les objets externes, inaptes à remplacer un processus interne[27]. L’activation artificielle du réseau hédogène (qu’on appelle très improprement circuit de la récompense) ne donne que des sensations à court terme que le sujet sera conduit à réitérer inlassablement. Plus cette activation se reproduira, plus elle renforcera le réseau nociceptif (c'est-à-dire aussi les sensations et les sentiments douloureux), poussant ainsi le sujet à augmenter les doses ou les comportements pour obtenir le même effet, et plus elle diminuera l’efficacité globale du système motivationnel. Toutes les substances psycho-actives : cigarette, alcool, cannabis, cocaïne, héroïne, morphine, benzodiazépines, etc., tous les contenus hightech hyperstimulants : jeux vidéo, jeux en ligne, MSN, porno, etc., stimulent artificiellement le réseau hédogène et le saturent (instruction), générant un des syndromes les mieux connus des professionnels médico-psycho-éducatifs : le syndrome de démotivation.
La nécessité nouvelle de travailler avec ces systèmes familiaux qui ne fréquentent pas les consultations ordinaires et qui ne sont pas en demande d’aide classique, nous a conduit à ajouter un élément à la modélisation devenue classique de ces troubles graves souvent transgénérationnels par la transmission symbolique, la fonction du symptôme, le double lien, l’homéostasie et les loyautés filiales : nous y ajoutons des modèles neurobiologiques, sachant bien entendu que nous ne pouvons accéder à ces niveaux d’organisation qu’à travers la structure mentale et interactionnelle.
Persister et signer !
Les signataires de cet article, signataires aussi de l’article « Les symptômes interdits » (2010) se sentent, on l’aura compris, dans l’urgence d’engager un remue-méninges d’une ampleur suffisante pour co-générer et mettre en œuvre, avec l’ensemble des acteurs psycho-médico-sociaux conscients des bouleversements sociétaux en cours et de l’urgence à agir, des moyens qui soient à la mesure de l’extrême nouveauté et du caractère crucial des enjeux que nous impose cette mutation sociétale et psychosociétale.
Nous n’ignorons rien de la difficulté à honorer de telles prétentions et nous avons fait nôtre le théorème n° 2 de Heinz von Foerster :
« si les sciences dures réussissent, c’est qu’elles sont confrontées à des problèmes doux, alors que si les sciences douces butent sur tant de difficultés, c’est que les problèmes qui sont les leurs sont durs. »
Le même von Foerster écrivait ailleurs ceci, à quoi nous souscrivons aussi :
« la vie est un jeu à somme non nulle : il n’y a que des gagnants ou que des perdants ! »
Notre option, celle que nous souhaitons promouvoir est évidemment la première : « que des gagnants » !
Bibliographie
Actes Grand Débat MCX (2006). Seconde cybernétique et complexité : rencontre avec Heinz von Foerster. L’Harmattan, Paris.
Atlan H. (1972) : L’organisation biologique et la théorie de l’information. Hermann, Paris.
Atlan H. (1979) : Entre le cristal et la fumée : essai sur l’organisation du vivant. Seuil, Paris.
Ausloos G. (2005) : La compétence des familles : temps, chaos, processus. ERES Relations.
Bateson G (1977) : Vers une écologie de l’esprit tome 1. Seuil Paris.
Bertalanffy von L. (1968) : General system theory. George Braziller, inc. New York. Trad. Française 1973, Théorie générale des systèmes. Bordas, Paris.
Coenen R. (2008) : Les émotions sociales, une clé pour la délinquance, JDJ n° 271
Coenen R. (2008) : Des solutions concrètes pour la délinquance, JDJ n°276.
Coenen & coll. (2010) Les symptômes interdits : manifeste pour le changement. In Journal du Droit des Jeunes n° 293 mars 2010.
Dupuy J-P (1994) : Aux origines des sciences cognitives. La Découverte. Paris.
Erickson M. (1999) : Premières recherches sur la nature de l’hypnose, in Œuvres complètes tome 1, éditions Satas. Bruxelles.
Fourez B. (2004) : Personnalité psychofamiliale, personnalité psychosociétale. Thérapie familiale vol. 25 n° 3.
Fourez B. (2007) : les maladies de l’autonomie. Thérapie Familiale vol. 28 n°4.
Gaillard J-P (2007) : Sur le façonnement psychosociétal en cours : enjeux psychothétapeutiques et éducatifs. In Thérapie Familiale vol. 28 n° 4.
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Hardy G. (2001) : S’il te plait, ne m’aide pas ! L’aide sous injonction administrative ou judiciaire. Éditions ERES & Jeunesse et Droit.
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Melman C. (2001) : L’homme sans gravité. Denoel. Paris.
Segal L. (1990) : Le rêve de la réalité. Seuil, Paris.
Thomas Kuhn (1983) : La structure des révolutions scientifiques. Flammarion. Paris.
Uexküll von (1956) : Mondes animaux et mondes humains. Gonthier. Paris.
Varela F. (1989). Autonomie et connaissance. Seuil.
Wittgenstein L. (1961) : Tractatus logico-philosophicus. Gallimard, Paris.
Références bibliographiques :
[1] Membres du Réseau IS3G (Institut systémique troisième génération)
[2] Du grec allos autre, et poïen produire. Allopoïétique signifie « qui est produit par un autre », contrairement à « autopoïétique », qui signiifie « produit par soi ».
[3] de catena : chaîne. Enchaînement. De processus.
[4] Clausius, deuxième principe de la thermodynamique.
[5] Il s’agit des processus de rétroactions fines par lesquelles un organisme, compensant les effets sur lui des perturbations du milieu, maintient suffisamment stables ses paramètres vitaux : température, pression artérielle, PH, etc. Wiener s’en est largement inspiré pour créer son concept de feedback.
[6] l’article princeps « vers une théorie de la schizophrénie » date de 1956.
[7] Ross-Ashby y présente son homéostat, puis un modèle théorique des processus adaptatifs du vivant qui servira quelques décennies plus tard à comprendre le fonctionnement des gènes.
[8] 1971, au congrès de l’American Society for cybernetics., traduite par Evelyne Andreewsky. Voir pour plus de détails le site www.mcxapc.org et en particulier la journée organisée par MCX APC autour des travaux de von Foerster.
[9] Le théorème n° 1 est dû à Humberto Maturana : « «Anything said is said by an observer» (toute chose dite est dite par un observateur), auquel von Foerster avait malicieusement ajouté « le corollaire n° 1 de Heinz von Foerster » : «Anything said is said to an observer» (toute chose dite est dite à un observateur).
[10] Thomas Kuhn parlait des « scientifiques normaux » : voir son ouvrage La structure des révolutions scientifiques. 1983. Flammarion. Paris.
[11] Cette logique du vivant est suffisamment contre-intuitive (les prémices nous manquent car elles ne figurent pas au nombre des logiques retenues dans le paradigme mécaniste) pour qu’il soit nécessaire de passer par un exemple concret. Nous disons communément « le froid me fait frissonner ! », ce qui nous décrit comme des machines allopoïétiques, le froid étant supposé « instruire » notre organisme en lui prescrivant le frisson. Or, le frisson n’est rien d’autre que le mode d’auto-régulation inventé par les mammifères, face à la perturbation « froid » ; beaucoup d’animaux, en effet, ne frissonnent pas au froid, ils ont inventé, ou plutôt, il a émergé entre le froid du milieu et eux d’autres « significations ». Mais à ce niveau, nous parlons d’adaptation c'est-à-dire du registre darwinien de l’évolution des espèces.
[12] Voir à ce propos les travaux extraordinairement précurseurs de von Uexküll, in Mondes animaux et mondes humains, Gonthier 1956, en particulier sa théorie de la signification.
[13] Littéralement un « savoir comment » se comporter dans cette situation, puis dans ce type de situations. Le « know what » vise le niveau de la réflexion : le « savoir quoi ».
[14] Von Foerster avait remarqué, concernant le problème « à deux cerveaux », celui de l’éducation, que l’éducation officielle, celle de l’école (du CP au Doctorat) cherche à transformer les enfants en machines triviales en éliminant des apprentissages l’imprédictibilité et la création ; il s’agit évidemment d’en faire des sujets prédictibles. Il donne l’exemple des questions d’examen, qu’il qualifie d’illégitimes, auxquelles il faut toujours fournir des réponses connues, alors qu’il serait préférable d’offrir des questions pour lesquelles il faudrait inventer la réponse, seules « questions légitimes » selon lui pour la connaissance.
[15] Ils se connaissaient depuis près de trente ans…
[16] Lui était australien.
[17] De ces trois mousquetaires malgré eux, seul Lacan nous est aujourd’hui d’un réel recours, à travers les travaux de Charles Melman.
[18] En France, le secteur social des Conseils Généraux, la Dass et la protection judiciaire de la jeunesse, en Belgique, le Service d’aide à la jeunesse et le Tribunal de la jeunesse.
[19] Comme la psychanalyse l’avait fait…
[20] Wittgenstein écrivait : « Es ist klar dass, ethik sich nicht aussprechen lässt », traduit dans la version française du Tractatus par « il est clair que l’éthique ne se peut exprimer. ». 1961, Tractatus logico-philosophicus. Gallimard, Paris, pp. 103. Cette traduction nous semble particulièrement faible, eu égard à la force du propos dans le texte. Nous proposerions « il est clair que l’éthique ne se laisse pas enfermer dans des mots ».
[21] la téléologie (du grec telos : fin, but)) est une discipline qui porte sa réflexion sur les buts ».
[22] Éthique, téléologie et esthétique se conjoignent nécessairement dans la réflexion praxéologique.
[23] Le réseau nociceptif procure de la souffrance en s’exprimant : douleur, peur, aversion, détresse, défiance. Il répond à une menace du milieu tel que l’individu a construit ce milieu (autoréférence). Éteindre la douleur relevant d’une nécessité proprement vitale, les actions les plus courantes dans ce cas sont la fuite (ou la soumission si la fuite est impossible) et l’agressivité (la colère, l’agression, la domination).
[24] Le réseau hédogène déploie des émotions telles que l’attachement, le plaisir, la satiété. Atteindre le plaisant relevant d’une nécessité tout aussi proprement vitale, les actions les plus courantes dans ce cas relèvent de « l’aller vers » ; elles permettent de générer cette confiance a priori en le milieu, nécessaire à la vie au quotidien. C’est cette confiance a priori qui nous donne envie de nous lever le matin, de construire et d’enrichir des liens sociaux, amicaux et amoureux, ainsi que de d’affronter les difficultés de la vie en inférant d’une récompense possible au bout de l’effort.
[25] Digital, analogique et contextuel se ponctuent mutuellement et de cette ponctuation émerge une communication ; nous y ajoutons donc le neural !
[26] Ce que, après Henri Atlan et Francisco Varela, nous appelons auto-organisation, est un processus émergent dans un système suffisamment complexe.
[27] Francisco Varela résumerait ce problème en disant que l’effet de ces objets se heurte à la non-instructibilité du vivant, au fait que nous n’avons ni entrée ni sortie informationnelle, à notre caractéristique fondamentalement autopoïétique.