Colloque « La crise », université de Brest, 11 juin 1994.
Jean-Paul Gaillard* et coll. (Unité de recherche I.2E.P.H. sur la médecine générale, Besançon : docteur J-Pierre Gaume, maître de conférence associé Université de Franche-Comté médecine - docteurs J-Marc De Sède et Françoise Gayet, généralistes enseignants - docteurs Luc Bertrand et Patrick Dorget, anc. Généralistes enseignants - docteurs Dominique Coffe-Bard, Sylvie Joly-Vagneux, Edith Mougin, J-Michel Perrot, médecins généralistes - docteur M-Claire Gaillard, phoniatre, spécialiste de la communication analogique.
Logiques de crise et pathologies humaines
(Crisis and human pathology)
(suivi de)
Changer !
Autour d’une situation clinique a priori chronique
Résumé : Le concept de « crise », dans le discours médical, réclame à être repensé au regard des apports du paradigme de la complexité. Il n’est plus possible de définir la crise comme un événement hors norme à juguler sans tarder. Renouant avec le modèle hippocratique de la crise comme temps de décision, commandant à la transformation d’une maladie et nous appuyant sur la notion de « point critique », nous proposons un modèle permettant de dégager la crise des boucles récursives qui l’immobilisent en la rendant chronique.
Summary : Medical concept of « krisis » (attack or fit) will have to be rethought in the light of the « complexity » paradigm. it is no longer possible to consider an attack as an out of the ordinary event that must be quickly arrested. Hippocrates considered an attack as a time of judgement and linkling this with current mathematical models, the author sets a model which frees « krisis » from the recursion series which immobilise and chronicize the attack.
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Le langage médical utilise abondamment le mot « crise », qu’il fait alterner avec « accès » :
- une crise d’engor
- une crise ou un accès de goutte
- une crise cardiaque
- une crise d’épilespsie
- un accès ou une crise de toux
- une crise d’asthme
- un accès éruptif
- une crise ou un accès d’angoisse
L’accès semble moins grave, moins inquiétant que la crise : qu’elle soit d’engor, cardiaque, d’asthme ou d’épilepsie, la crise ne présage jamais rien de bon ; heureux si l’on s’en sort sans trop de dommages.
Dans le glossaire de « la consultation » d’Hippocrate, le mot crise est défini de la façon suivante : « changement décisif survenant au cours d’une maladie et annoncé par un ou plusieurs symptômes (sueur, hémorragie, tuméfaction, etc.). On en attend, en général, une évolution favorable de la maladie. » (Hippocrate, La consultation, 1986, Hermann, Paris).
Nous en trouvons confirmation dans « Des airs, des eaux et des lieux », autre traité hippocratique : « C’est en ces jours principalement que les maladies parviennent à un état de crise. Les unes ont une issue fatale, d’autres guérissent ; toutes les autres vont vers une autre forme et acquièrent une autre constitution. » (cité par J-T Desanti, Encyclopedia Universalis, Les enjeux, p. 13). Jean-Toussin Desanti ajoute : « Ta noseumata krinetai (...) ce verbe signifie proprement séparer, distinguer, juger. Ce que le médecin hippocratique désigne de ce nom krisis est ainsi le moment où le sort de la maladie (et du malade) se décide et se laisse discerner. »
Ces quelques remarques nous permettent d’évaluer la distance qui semble s’être créée entre la tradition hippocratique et la pratique médicale aujourd’hui, pour ce qui concerne la notion de crise : la crise n’est plus ce moment délicat et fécond dans lequel se décide un changement de logique par principe imprédictible... un moment dont peut se dégager du bon ou du mauvais pour le maintien de la vie ; la crise, aujourd’hui, n’est, semble-t-il, plus qu’une pique sur une courbe, un évènement hors norme donc, par principe, dangereux et qu’il faut juguler sans tarder.
Ce glissement logique, entre « moment délicat et fécond dans lequel se décide un changement de logique par principe imprédictible » et « pique sur une courbe, évènement hors norme par principe dangereux qu’il faut juguler sans tarder » relève en fait d’une redéfinition du concept. Mais cette redéfinition appartient à un paradigme en voie de déchéance, le paradigme mécaniciste : dans ce modèle, la crise procède d’un signal de panne.Il n’est pas certain que ce modèle nous soit d’un grand secours.
Alors, dans quels domaines la crise a-t-elle reçu un traitement de conceptualisation qui permette de proposer un véritable modèle de la crise ?
Les bases de toute modélisation
Toute prétention modélisante se doit à une certaine rigueur. Bernard Walliser, qui reste, croyons-nous, le maître inconsté de l’approche théorique de la modélisation, distingue cinq étapes dans le procesus de base de la modélisation :
1. - classification : deux groupes de variables : Xi, de modalités communes et définissant une famille de système ; et Xj, de modalités variables et différenciant les systèmes d’une même famille entre eux.
2. - mise en relation : Etude des variables, à la recherche d’éventuelles valeurs concomitantes de ces variables pour chacun des système d’une même famille, ou pour un même système dans le temps.
3. - généralisation : Définition du champ de validité du modèle, à partir de 4 éléments - les observateurs, la famille de systèmes, le champ temporel, le champ spatial - pour lesquels le système est jugé valable.
4. - induction : Remplacement d’un ensemble de modèles donnés par un modèle plus universel.
5. - hiérarchisation : Ordonnancement tel que les modèles d’un niveau M seront des modèles empiriques pour les modèles de niveau M+1, et des modèles théoriques pour les modèles de niveau M-1.
Le terme de crise, dans la terminologie médicale courante nous renvoie à un univers épistémologique précis : la crise comme panne est une modélisation typiquement mécaniciste. Ajoutons que l’organicisme en médecine relève d’une modélisation point par point du mécanicisme en physique. Il va sans dire que cette modélisation ne saurait être validée par la grille Walliserienne : dès les niveaux 1 et 2, elle révèle son inconsistance.
Existe-t-il des domaines dans lesquels la crise a reçu un traitement de conceptualisation qui permette de proposer un nouveau modèle de la crise ?
La physique : Le modèle de la percolation, qu’on pourrait aussi appeler : « les voies de la contagion », ou encore « la science des réseaux ».
Ce modèle met en évidence une logique de décomplexification-recomplexification, à travers les notions clés de « seuil critique » et de « self similarité ». Il nous offre la possibilité de nombreuses modélisations médicales autour de la notion, fondamentale dans le registre du vivant, de propagation :
- comment se propage un virus dans un organisme vivant, dans une population vivante ? Comment est-il possible de limiter, d’éviter, de juguler la propagation ? Comment décrire les processus de propagation tumorale ?
- Comment se propage la cicatrisation dans un tissus vivant ? Comment se nécrose un tissus vivant ? Comment se restaure un tissus vivant ?
- Comment un état de maladie se structure-t-il à long terme ? Comment se dénoue-t-il ? Quels sont les processus à l’oeuvre dans la chronicisation ?
L’utilisation de la géométrie fractale permet de conceptualiser « le moment de crise » comme moment de transformation d’un système : transformation structurelle, c’est-à-dire évolution, ou transformation organisationnelle, c’est-à-dire destruction. Nous mettons actuellement à l’essai le concept de « self similarité », qui décrit un moment particulier du temps de la crise comme perte des frontières et de l’identité (dans ce moment, tous les points du système se ressemblent), à propos des processus en cause dans la chronicisation des maladies.
la théorie du chaos : la physique décrit trois types de systèmes : (1) stables ou déterministes, entièrement prédictibles, (2) à instabilité permanente, statistiques, et (3) instables ou chaotiques. On y découvre que « chaos » ne signifie pas « désordre et hasard » mais « structuration imprédictible ». Les chercheurs remarquent que les comportements chaotiques respectent toujours des limites, qu’ils ont nommées « attracteurs chaotiques » ou « attracteurs étranges » ; Le physicien russe Alexandr Lyapunov a mis en évidence qu’un seul nombre suffit pour décrire le changement causé par une perturbation. Quand le multiplicateur de Lyapunov est inférieur à 1, les perturbations s’évanouisent d’elles mêmes ; quand il est égal ou supérieur à 1, le système est instable, il devient chaotique. Nous retrouvons là une description mathématique du seuil critique de la percolation. (Pour la science n°192 oct. 93).
Le concept d’attracteur chaotique permet, dans les registres du vivant, de modéliser utilement les processus en oeuvre dans les états de crise, ainsi que les microrégulations qui président à l’homéostasie. Aux Etats unis, une équipe de chercheurs (W. Ditto, M. Spanno, A. Garfinkel et J.Weiss), appliquant à un organisme biologique la méthode OGY de régulation du chaos, a pu réguler les battements rendus chaotiques du coeur d’un lapin . En France, une équipe psychiatrique (J-F Sallustreau, Perine Lecoy), assistée par un physicien (M. Lemistre) tente de modéliser les processus chaotiques de changement dans les groupes familiaux porteurs de pathologies psychiatriques.
Les mathématiques :
René Thom, logicien des mathématiques, écrit ceci :
« Dans la théorie des catastrophes (...) on s’efforce de décrire les discontinuités qui peuvent se présenter dans l’évolution du système. (...) Pour chaque type d’évolution continue subsiste, en principe, une modélisation de type différenciel classique : mais les sauts font en sorte que l’on passe d’un système différenciel à un autre . »
René Thom substitue le mot « catastrophe » au mot « crise » et lui associe le terme de « point critique ». Dans un système, les sauts qualitatifs d’une logique à une autre se structurent autour d’un point critique ; Thom prend soin de préciser qu’une catastrophe ne comporte pas la destruction du système. Nous dirions aujourd’hui qu’une catastrophe définit un moment particulier dans l’évolution structurelle d’un système. La théorie des catastrophes ouvre à une théorie mathématique du changement.
La biologie :
L’approche biologique de la crise est fort complexe : en effet, le modèle de la complexité par le bruit (Atlan) semble impliquer qu’un système vivant est, par principe, un système en crise structurelle permanente, en d’autres termes que « crise » et « vie » sont homologiques.
A notre sens, la nouvelle donne en biologie est excellemment décrite dans le modèle autopoïétique qui, depuis vingt ans, démontre une valeur proprement paradigmatique : elle offre un modèle assez puissant, assez large, assez élégant et assez fertile pour que tous les domaines actuels de la biologie moléculaire, microscopique et macroscopique s'appuient sur elle, au su ou à l'insu des chercheurs.
Les concepts majeurs sont : structure, organisation, cognition, auto-information, couplage, unité composite, co-ontogénèse, clôture opérationnelle, auto-organisation, émergence d’un monde, structure émergente, énaction, dérive naturelle (Humberto Maturana, Francisco Varela, 1974-1993).
L’approche par le modèle autopoïétique permet de situer la crise dans les registres de la structure, ceux de l’organisation relevant, a priori de la stabilité. Cela dit, la stabilité du vivant semble faite d’un jeu permanent de microrégulations dans lesquelles un modèle fin de crise trouverait peut-être sa place.
Il est donc fort plausible qu’une modélisation de la « crise » se combine étroitement à une modélisation de la « vie ».
La crise :
Nous sommes donc prêts à admettre a priori que la crise, quelle que soit la définition que nous en retenions, est un phénomène repérable à tout instant dans l’univers naturel et dans l’ordre du vivant. Il est moins facile d’admettre que « la logique » n’est pas le reflet de la seule pensée humaine, mais qu’elle est une propriété présente dans tout système complexe. Elle est, en particulier, une propriété du vivant. Jean-Didier Vincent écrit :
« La logique n’était pas, selon lui, l’apanage de la pensée humaine, mais une propriété de la vie . »
Les comportements de la matière dans ses contextes naturels ne suivent jamais longtemps une logique linéaire et, a fortiori, il en est de même dans l’évolution structurelle des systèmes vivants : la structure varie ses logique et, ce faisant, elle passe par des points critiques, des seuils de percolation, à moins qu’elle ne varie à l’infini autour d’attracteurs étranges (constitués par le jeu des invariants organisationnels ?).
Comment, à la lumière du paradigme de la complexité, décrire la crise et quel nouveau statut lui donner dans la théorie comme dans la pratique médicale ?
Comment sortir du modèle mécaniste qui définit la crise comme un simple phénomène d’altération d’un être vivant ou matériel ?
Le mécanicisme :
Ce grand paradigme qui, de Descartes à Newton, a produit la science et la technique modernes, possède un certain nombre d’implications logiques, dont le criticisme. Le criticisme est cette capacité, en toute bonne logique, de voir ce qui ne va pas dans le but d’y remédier ; C’est le coup d’oeil de l’ingénieur qui sait voir la panne et réinstruire la machine. A force de perfectionner cette vue sur ce qui ne va pas, l’humain occidental a égaré sa capacité à voir ce qui va et s’est mis à croire que l’humain est instructible. La crise, définie dans le corpus hyppocratique comme un phénomène complexe de décision, intégrant par principe de vastes potentiels positifs et négatifs, est donc devenue à nos yeux un simple phénomène d’altération d’un être vivant ou matériel ; la crise est devenue une prémisse de la panne.
Une intuition, contradictoire avec le modèle mécaniste, nous porte malgré tout, assez volontiers, à rapprocher le phénomène de crise de ceux de changement et de transformation, et à postuler qu’un changement n’est pas nécessairement une panne.
Il faut cependant lutter contre un principe bien ancré dans notre réalité : une crise est, en elle-même, toujours négative. Après coup, mais après coup seulement, il arrive qu’on dise qu’elle fut salutaire, dans le cas où il est devenu possible de lui associer un changement que nous estimons bienfaisant. Il en est ainsi de la crise d’adolescence et de certaines crise de couple : après coup et après coup seulement, nous les construisons éventuellement comme favorables.
Une question se pose alors :
- quels statuts respectifs accorder à la « crise », à la « panne » et au « changement » ?
En d’autres termes :
- existe-t-il une logique spécifique de la crise ?
Changement et transformation
Qu’est-ce que le changement ? « Changement » est un terme aussi polysémique que « crise ». Cependant, des penseurs tels que J-Louis Le Moigne et Jean Piaget en ont donné une définition épistémologiquement très forte : avec eux, le changement devient une partie composante du phénomène de vie.
Le Moigne lui substitue le terme d’organisation, Piaget celui de structure. L’un et l’autre en font une constante des sytèmes vivants . Le Moigne dit ceci :
« Lorsque nous utilisons le mot organisation, nous savons bien que nous manipulons « ce qui est » et « ce qui devient », ce qui produit, ce qui fonctionne et ce qui transforme. Il n’est pas un seul organigramme qui soit vrai plus d’une seconde.(...) l’organisation s’est organisée. Organisante, elle s’est déjà transformée. »
Et Piaget ajoute :
« Une structure est un système de transformations, qui comporte des lois en tant que système (par opposition aux propriétés des éléments) et qui se conserve ou s’enrichit par le jeu même de ces transformations, sans que celles-ci aboutissent en dehors de ses frontières ou fasse appel à des éléments extérieurs. En un mot, une structure comprend ainsi les trois caractères de totalité, de transformation et d’autorèglage. » (Remarquons, dans cette dernière phrase, une évidente parenté avec le paradigme autopoïétique.)
En fait, Le Moigne et Piaget énoncent un théorème fondamental : tout ce qui est vivant se transforme sans cesse ; changer sans cesse est une caractéristique du vivant. Sous cet angle, « changement » et « transformation » ne peuvent être synonymes de « crise » qu’à la condition que « logique de vie » et « logique de crise » soient homologiques.
Nous resserrons peu à peu sur ce qu’énoncent les physiciens, les mathématiciens et les biologistes de la complexité ; ils nous induisent à soutenir que, dans l’ontogénèse, il existe des moments linéaires, continus, qui consistent d’une certaine façon à évoluer sans changer : nous pensons pouvoir identifier cette description à la logique continue de l’organisation, ou plutôt sa métalogique, à la logique organisationnelle au niveau de la perpétuation d’une espèce vivante ; en effet, au niveau d’un individu dans l’espèce, la perpétuation de son organisation s’opère à travers un incessant jeu de régulations. On peut cependant affirmer que, dans ces moments, les parties composantes du système ne sont pas redistribuées, la logique qui les organise reste la même ; Humberto Maturana remarquait que, lorsque nous rencontrons un ami que nous n’avions pas vu depuis vingt ans, l’un et l’autre peuvent dire : « tu n’as pa changé ! » en ce sens que, bien sûr, l’un et l’autre sont toujours les mêmes bien que vingt années aient clairement exercé une influence sur leur organisme !
Parallèlement, l’ontogénèse semble être le siège de sauts qualitatifs, de passages d’un différentiel linéaire à un autre différentiel linéaire (Thom). Ces sauts impliquent une reconfiguration des parties composantes avec des ajouts et des soustractions. Ce sont des évolutions avec changement, ou évolutions structurelles.
Heinz von Foerster, paraphrasant volontairement Francisco Varela, recentre bien le jeu logique entre les deux instances :
« Dans le domaine de l’autopoïèse le cadre ultime du changement structurel est l’organisation inchangée des systèmes vivants . »
Crise « naturelle » et crise morbide
Une hypothèse s’impose à nous : la vie comme phénomène implique la crise comme processus. La crise est naturelle à la vie.
Son corollaire est le suivant : si nous voulons formaliser la « crise morbide », nous devons donc distinguer deux types logiques dans ce que nous nommons « crise ».
la vie comme phénomène implique la crise comme processus : cette hypothèse nous semble impliquée dans la définition de l’homéostasie par Cannon, en 1938 :
« Les modifications de l'environnement déclenchent des réactions dans le système ou l'affectent directement, aboutissant à des perturbations internes du système. »
Ces assertions sont assez largement étayée par le discours biologique contemporain pour que nous les admettions comme triviales. Les travaux de Atlan, Varela et Maturana reprennent et amplifient la définition de Cannon, de telle façon qu’ils nous offrent une théorie aujourd’hui constituée et validée par le corps scientifique (Jay-Gould), de la production de la vie par le bruit. Ce faisant, nous pouvons considérer qu’ils identifient « auto-production de la vie » à « crise permanente ».
Ilya Prigogine, avec ses études sur les systèmes loin de l’équilibre et leurs capacités auto-organisationnelles, abonde dans ce sens.
Les études sur les systèmes chaotiques et leurs structuration aléatoire autour d’attracteurs, montrent le même chemin même lorsque ces systèmes se montrent « calmes », ils produisent en fait une multitude de mini-crises (Lemistre).
Il nous faut donc, si cela est possible, distinguer deux types de crise : l’un référant à la dynamique commune de la vie, et l’autre référant au développement et au maintient d’un état morbide.
Distinguer deux types logiques dans ce que nous nommons « crise » : le premier type logique est à présent défini : la crise comme dynamique commune du vivant. Qu’en est-il du second, celui qui est recouvert par l’acception commune du mot « crise », auquel nous associerons le qualificatif « morbide » ?
La tradition hippocratique énonce :
« changement décisif survenant au cours d’une maladie et annoncé par un ou plusieurs symptômes (sueur, hémorragie, tuméfaction, etc.). On en attend, en général, une évolution favorable de la maladie. »
« C’est en ces jours principalement que les maladies parviennent à un état de crise. Les unes ont une issue fatale, d’autres guérissent ; toutes les autres vont vers une autre forme et acquièrent une autre constitution. »
Ces deux définitions diffèrent légèrement :
- la première décrit clairement des processus d’auto-guérison : la sueur éteint la fièvre et élimine les toxines, l’hémorragie (épistaxis, saignée) résout l’hypertension artérielle, la tuméfaction révèle un processus de cicatrisation à l’oeuvre (nous n’avons pas oublié le caractère fondamentalement polysémique des signes cliniques : notre présent énoncé ne prétend qu’illustrer nos dires) ;
- la seconde définition implique une indécidabilité plus radicale et souligne trois niveaux dans le phénomène de « changement » à l’oeuvre dans la crise morbide : (1) changement radical par destruction de l’organisation, (2) changement complexificateur et (3) changement indécidable.
Nous avons vu que la médecine moderne identifie la crise à un signal alarmant : une crise d’engor, une crise ou un accès de goutte, une crise cardiaque, une crise d’épilespsie, un accès ou une crise de toux, une crise d’asthme, un accès éruptif, une crise ou un accès d’angoisse, etc.
Trois lexiques sont à notre disposition, dont peuvent être tirées les « crises » : Celui des symptômes, celui des signes généraux et celui des signes physiques (nous excluons les signes paracliniques : imagerie diagnostique, investigations biologiques et explorations fonctionnelles).
Ces exemples de crise sont-ils tirés du lexique des symptômes ?
« Les symptômes (ou signes fonctionnels) sont les manifestations pathologiques ressenties par le malade. Il s’agit donc, d’une manière générale, de manifestations subjectives, que seul le malade peut exprimer. C’est la raison pour laquelle, lorsque aucune cause n’est découverte à ces signes fonctionnels, on caractérise parfois le patient, globalement, comme « fonctionnel » (...) Le signe fonctionnel le plus fréquent est la douleur . »
« la toux est un signe fonctionnel », ainsi que l’angoisse. Engor, goutte, infarctus du myocarde, épilepsie, asthme, éruption cutannée sont toutes ressenties par le malade, en tant qu’ils sont accompagnés de douleur ou de striction, ou qu’ils sont visibles à l’oeil.
Sont-ils tirés du lexique des signes généraux ?
« Les signes généraux sont des manifestations témoignant du retentissement de la maladie sur l’ensemble de l’organisme, sans aucune caractéristique d’organe. Les signes généraux sont au nombre de quatre : - la fièvre - la fatigue ou asthénie - l’anorexie - l’amaigrissement . »
Pas vraiment de « crise » dans ce registre des signes généraux.
Sont-ils enfin tirés des signes physiques ?
« Les signes physiques sont les signes qui sont constatés par le médecin lors de l’examen du patient. Il sont classés en quatre familles, correspondant aux quatre temps de l’examen physique : inspection, palpation, percussion et auscultation . »
Pas de « crise », enfin, qui attende sagement une mise en évidence par la vertu de l’examen physique.
En résumé, il semble que la crise morbide se manifeste le plus généralement à l’attention du malade et du médecin, à travers un jeu d’expressions « symptomatiques ».
Le terme « symptôme » est absent du Vocabulaire de la psychanalyse de J. Laplanche et J.B. Pontalis. Il est de même absent du Manuel alphabétique de la psychiatrie de A. Porot. Il est vrai que psychiatres et psychanalystes disposent de catégories diagnostiques de type « clé en main », infiniment mieux délimitées et plus faciles d’accès que celles relevant de l’univers « organique ». Peut-être devrions-nous dire « disposaient », puisque les DSM successifs se sont appliqués à détruire ces précieuses catégories, pour les remplacer par d’interminables listes de signes équivalents-physiques dénués du sens jusqu’alors estimé prévalent en la matière.
Le dictionnaire Robert allie la langue usuelle et la langue spécialisée en partageant l’univers du symptôme en « symptômes subjectifs » : ceux qu’éprouve le patient, et « symptômes objectifs » : ceux que le médecin met en évidence.
Lorsque nous parlons de « médecine symptomatique », nous décrivons une logique médicale consistant à définir comme effet un « symptôme » qui, en fait, est indifféremment un symptôme, un signe général ou un signe physique, cette logique consistant ensuite à en circonscrire la cause, puis à la supprimer.
La crise morbide est donc classiquement identifiable comme effet.
La cause de la crise morbide est - nos exposés de cas en témoignent - toujours rapportée au domaine physique : lésion d’organe, attaque bactérienne, déséquilibre humoral :
- Docteur, ma vessie me fait souffrir ! (symptôme : subjectif)
- C’est une infection urinaire ! (cause intermédiaire : définie par signes physiques)
- Il y a un germe infectant dans votre vessie (cause ultime : inférence ou résultat d’examen)
A = cause ultime contient la totalité de C = effet, à travers B = cause intermédiaire.
Il n’y a pas de cause de la cause ultime (organique).
La procédure est, nous le constatons, parfaitement linéaire.
Dans un certain nombre de cas, inférieur à 1/3 des consultations, cette procédure « symptomatique » éteint la crise (mycose, infection urinaire, gastroentérite, rhinopharyngite, hépatite, etc.) et, donc, résoud le problème posé.
Dans un certain nombre de cas, supérieur à 2/3 des consultations, la mention « renouvellement de traitement » ou la caractéristique du diagnostic (obésité, diabète, insomnies, récidive de cancer, HTA, etc.), indique que cette procédure n’épuise pas le problème posé, soit qu’il n’est régulé que par une prise constante de médicaments, soit qu’un symptôme en chasse un autre, soit qu’il évoque la mort à terme.
Il n’y a pas de cause de la cause ultime :
Probablement devrions-nous dire : Il n’y a pas de cause organo-mécanique de la cause ultime, ou encore : Il n’y a pas de cause linéaire de la cause ultime.
L’usage du sémioscope , cependant, a conduit ses utilisateurs à désigner, pour chaque symptôme offert par un patient, un ensemble de causes au sein duquel il est soudain difficile de distinguer la belle hiérarchie linéaire précédemment décrite (Neuburger) ; Même si le protocole montre aussi que la plupart des médecins, presque systématiquement, désigneront de facto un élément comme « plus coupable » que les autres en ne s’attaquant qu’à celui-là qui est toujours lésion d’organe, attaque bactérienne ou déséquilibre humoral.
D’autres, cependant, commenceront à introduire la structure langagière en tant qu’opérateur médical et sortiront peu à peu de l’idéal de la cause organique ultime, pour embrasser celui des jeux circulaires de causes « causées et causantes » (Blaise Pascal).
Le symptôme (subjectif + objectif) comme crise
Nous poserons l’hypothèse selon laquelle l’apparition d’un symptôme, quel qu’il soit (du plus organique au plus psychique, pour reprendre les catégories usuelles), est systématiquement concommitant d’une difficulté structurelle de passage d’une logique à une autre logique :
- Il peut s’agir d’une difficulté, pour le système immunitaire, à réguler la perturbation provoquée par l’intrusion d’une macromolécule : les lymphocytes, en détruisant l’intru (ou, fait plus troublant, le saprophyte devenu intru), créent des inflammations locales ou générales qui affectent certains éléments du système neuro-végétatif et du système immunitaire lui-même... génèrant, entre autre, une forte fièvre, une fatigue intense, la dépression immunitaire se combinant avec une dépression nerveuse, etc. Soit une situation qui ne peut durer ;
- il peut s’agir de la rencontre entre les effets d’un sauproudrage Tchernobilesque sur les salades que mange une jeune femme + l’accumulation de difficultés conjugales + maternelles + amoureuses + professionnelles + un soudain sentiment d’urgence impuissante ; l’ensemble produisant, ou participant activement à, la constitution de nodules thyroïdiens... Soit une situation qui ne peut durer ;
- il peut s’agir, enfin, de la rencontre entre une « règle » d’interrelations qui a donné satisfaction à une communauté familiale durant des années + la fille de la maison qui entre dans l’adolescence + la mort d’un oncle qui redéfinit le statut du père + la mère qui reprend un travail qu’elle avait délaissé durant des années + le fils qui a une petite amie... et qu’apparaîsse une anorexie mentale... Encore une situation qui ne peut durer.
Nous tenons à présent le début d’une définition minimale de la crise morbide :
la crise morbide est un effet qui ne peut pas durer... sans poser un risque de destruction de l’autopoïèse.
Maladie et crise
Il est impossible d’identifier globalement la crise morbide à la maladie en elle même. Beaucoup de maladies peuvent durer indéfiniment : les médecins généralistes et spécialistes, les psychanalystes, le savent bien car ils vieillissent de concert avec un certain nombre de leurs patients, toujours malades, rarement en crise et encore bien vivants.
La maladie, il est vrai, est si omniprésente dans la vie humaine qu’elle définit de fait l’homme comme un animal malade. Jean-Didier Vincent écrit :
« Jamais, dans l’évolution, bête n’a été aussi singulièrement malade que l’homme. Cette extraordinaire variété de maladies est aussi proportionnelle à l’extraordinaire possibilité d’expression de l’homme et à cette interface multipliée à l’extrême que l’homme a avec l’extérieur. »
Maladie et symptôme
Le symptôme est, semble-t-il, ce par quoi la maladie s’exprime ouvertement à l’attention de soi-même et de l’autre : son langage. Il « parle » d’un problème, tout en indiquant la (tentative de) solution trouvée par le système vivant qui en est le siège.
Il nous apparaît que le symptôme se définit avantageusement comme expression de la moins mauvaise solution qu’un système a pu produire, face à un problème structurel qu’il ne peut résoudre plus favorablement avec ses moyens habituels.
Il devient difficile, après avoir défini le symptôme en tant qu’il évoque la maladie comme tentative de solution, de l’identifier simplement à la crise : au contraire, le symptôme montre une maladie qui se propose comme constituant une nouvelle modalité de vie, plus adaptée à une dérive particulière que ne l’était l’état de bonne santé.
On peut, ici, rappeler l’exemple, si magistralement explicité par le malade lui-même , de Gustave Flaubert tombant réellement malade et, de ce fait, évitant des études de Droit qui, craignait-il, briseraient la seule passion qui le faisait vivre, l’écriture .
On peut aussi poser l’hypothèse d’une sorte de ratage, de manque de créativité, d’inhibition des capacités de complexification. j. D. Vincent n’hésite pas à le faire :
« On peut (...) retenir le schéma général faisant d’une maladie le produit d’un mécanisme adaptatif qui dépasse ses propres limites par rupture de ses autocontrôles »
Cette définition, évidemment acceptable, relève, à l’évidence, du modèle physique du « chaos » et, de ce fait, met peu en valeur les caractéristiques d’auto-information (ni entrée ni sortie) d’un système vivant ; la prise en compte de ces caractéristiques nous incite cependant à considérer ce jugement de ratage sous un autre angle : Maturana, évoquant notre impossibilité cognitive de distinguer entre perception et illusion, insiste sur le fait que :
«Nous remarquons que l’expérience que nous pouvons appeler une erreur après coup, ne l’est jamais au moment précédent l’erreur. Les erreurs sont des réflexions après coup à propos d’expériences réalisées auparavant . »
La maladie est une expérience qui ne devient une erreur qu’après coup ; si nous prenons au mot J-D Vincent lorsqu’il énonce :
« Jamais, dans l’évolution, bête n’a été aussi singulièrement malade que l’homme. Cette extraordinaire variété de maladies est aussi proportionnelle à l’extraordinaire possibilité d’expression de l’homme (...)»
...et si nous enrichissons son modèle avec celui de l’autopoïèse, alors il devient possible de supposer que la maladie est un des modes de l’évolution de la structure, qu’elle est une énaction, un produit de l’énaction.
Ainsi, la maladie serait aussi nécessaire et contingente aux humains que n’importe quel autre mode de dérive naturelle.
Ces éléments de logique de la morbidité humaine n’épuisent en rien la notion de crise : ils se bornent à la circonscrire. Le symptôme n’est pas la crise, la maladie n’est pas la crise. La crise se définit comme contexte du symptôme et de la maladie.
Notre hypothèse
C’est bien un processus de crise (que nous nommerons : crise de type 1) qui a initié le symptôme ; et le symptôme lui-même initie parfois en retour un processus de crise, selon une logique récursive (nous le nommerons : crise de type 2).
Nous tenons enfin un élément suffisamment consistant de définition de la crise morbide : la crise (de type 1) serait d’abord le fait d’un temps d’hésitation à complexifier plus avant les divers niveaux de la structure, quand ce changement nous pousse aux limites de nos paradigmes domestiques ; elle serait ensuite un bouclage récursif (type 2) de la « solution semi-complexe » sur elle-même, le bouclage « d’un mécanisme adaptatif qui dépasse ses propres limites par rupture de ses autocontrôles » (Vincent JD).
L’intelligibilité de la crise morbide
- Un premier constat s’imposera donc au médecin : supprimer le symptôme par suppression de la cause intermédiaire ou de la cause ultime ne donne pas accès à l’intelligibilité de la crise morbide, car la crise décide (type 1) et relance (type 2) la maladie dans les contextes du symptôme.
- Un second constat, fondamental sur le plan de la thérapeutique, s’imposera au médecin: dans la pratique thérapeutique le médecin n’a accès à une crise de type 1 que dans 20 % des cas, alors que, dans 80 % des cas, c’est le type 2 que présente le patient, sous la forme du énième bouclage symptomatique.
Pour résumer, posons les bribes de définition de la crise que nous avons produites :
- la crise morbide est un effet qui ne peut pas durer sans danger de décomplexification pour un système vivant ;
- la crise morbide (type 1) est un temps d’hésitation à complexifier plus avant les divers niveaux de la structure, redoublé (type 2) par un bouclage récursif du symptôme sur lui-même.
Le médecin, s’il admet que la crise morbide est ce temps d’hésitation, bouclé et rebouclé sur le symptôme, sait que le patient est en crise parce qu’il a déjà produit une nouvelle logique bien qu’il ne la perçoive pas. Il sait aussi que la fonction médicale consiste à convoquer le temps de la décision, dont Herbert A. Simon dit qu’elle est avant tout un processus de reformulation du problème.
Il peut donc entreprendre d’aider son patient, avec l’outil qui, de toute éternité, est celui du médecin : la prescription, dont il remodèle les formes pour la mettre au service d’une dérive co-ontogénétique recomplexificatrice :
- médication ritualisée et intégrée dans un contexte de production de sens qui la dépasse,
- conversations inter-informatrices (proposition de couplage structurel),
- prescriptions d’actes vitaux d’apparence simple mais dont les effets sont « à niveaux multiples », etc.
l’enchainement, résolument combinatoire, des prescriptions ne vise pas au contrôle de la crise morbide ; il s’appuie au contraire sur les capacités d’auto-organisation de la structure, qu’il favorise en ouvrant à « plus de choix ».
La recherche-action engagée par nos groupes de médecins généralistes semble montrer que les 70 à 80 % de patients concernés commencent à guérir . Cette médecine de la complexité semble capable d’interrompre les processus de chronicisation que nous avons défini, avec Robert Neuburger, comme des bouclages récursifs d’une logique sur elle-même là où la structure vitale nécessite un passage d’une logique à une autre.
Heinz von Foerster lançait : « L’impératif éthique sera : Agis toujours de manière à augmenter le nombre des choix possibles. Et l’impératif esthétique : Si tu veux voir, apprends à agir. L’impératif thérapeutique : Si tu veux être toi-même, change ! ».
Il nous offre ainsi un extraordinaire modèle combinatoire de la crise et du changement comme parties composantes de la santé de l’homme en marche.
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Références bibliographiques.
Henri Atlan, Moshe Koppel, « Les gènes : programme ou données ? Le rôle de la signification dans la mesure de complexité » in Les théories de la complexité, Colloque de Cerisy, Le Seuil, 1991.
Heinz von Foerster, interviewé par Yvenine Rey, in Systèmes, éthique, perspectives en thérapie familiale,. ESF, Paris, 1991.
Jean-Paul Gaillard, « Place de la médecine générale dans les théories de la complexité », in revue Exercer n°27, mai/juin 1994.
Jean-Paul Gaillard, Le médecin de demain, Editions ESF, Paris, 1994.
Jean-Paul Gaillard, « Régulation systémique en médecine générale », in revue Générations n° 2, 1995.
Humberto Maturana, « Etres humains individuels et phénomènes sociaux »,in Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, n° 9, Privat, Toulouse.
Humberto Maturana, « biologie du changement », in Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, n° 9-10-11, Privat, Toulouse.
Robert Neuburger « les formes de la demande » in L’irrationnel dans le couple et la famille, ESF, Paris, 1988.
Herbert A Simon, Sciences de systèmes, sciences de l’artificiel, Paris, Dunod, 1990.
Francisco Varela, « Les multiples figures de la circularité », in Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, n° 9, Privat, Toulouse.
Francisco Varela, Autonomie et connaissance, Paris, Le Seuil, 1989.
Francisco Varela, L’inscription corporelle de l’esprit, Paris, Le Seuil, 1993.
Jean-Didier Vincent, « Le moi neuro-endocrinologique », in Soi et non soi, (coll.), Le Seuil, Paris, 1990.
Bernard Walliser, Systèmes et modèles, Le Seuil, Paris, 1977.
***
Changer !
Autour d’une situation clinique a priori chronique
Qu’est-ce que le changement ? « Changement » est un terme aussi galvaudé que « crise », mais il se trouve que des penseurs aussi conséquents que J-Louis Le Moigne et Jean Piaget en ont donné une définition épistémologiquement très forte : avec eux, le changement devient une partie composante du phénomène de vie.
Le Moigne lui substitue le terme d’organisation, Piaget celui de structure. L’un et l’autre en font une constante des sytèmes vivants :
Le Moigne dit ceci : « Lorsque nous utilisons le mot organisation, nous savons bien que nous manipulons « ce qui est » et « ce qui devient », ce qui produit, ce qui fonctionne et ce qui transforme. Il n’est pas un seul organigramme qui soit vrai plus d’une seconde.(...) l’organisation s’est organisée. Organisante, elle s’est déjà transformée. »
Et Piaget ajoute : « Une structure est un système de transformations, qui comporte des lois en tant que système (par opposition aux propriétés des éléments) et qui se conserve ou s’enrichit par le jeu même de ces transformations, sans que celles-ci aboutissent en dehors de ses frontières ou fasse appel à des éléments extérieurs. En un mot, une structure comprend ainsi les trois caractères de totalité, de transformation et d’autorèglage. » (Remarquons, dans cette dernière phrase, une évidente parenté avec le paradigme autopoïétique.)
En fait, ils énoncent un théorème fondamental : tout ce qui est vivant se transforme sans cesse ; changer sans cesse est une caractéristique du vivant. Comment dire mieux que le changement produit la vie dans un système vivant... En aucun cas, il ne peut être simplement synonyme de « crise » ! Ou alors, il faudrait admettre que les mots : « vie » et « crise » sont synonymes !
Nous resserrons peu à peu sur ce qu’énoncent les physiciens, les mathématiciens et les biologistes de la complexité ; ils nous induisent, en fait, à soutenir que, dans l’ontogénèse, il existe des moments linéaires, continus, qui consistent d’une certaine façon à évoluer sans changer : dans ces moments, les parties composantes du système ne sont pas redistribuées, la logique qui les structure reste la même ; et il y a des sauts, des passages d’un différentiel linéaire à un autre différentiel linéaire. Ces sauts impliquent une reconfiguration des parties composantes avec des ajouts et des soustractions. Ce sont des évolutions avec changement.
Heinz von Foerster, paraphrasant Francisco Varela, recentre bien la question sur l’ordre du vivant : « Dans le domaine de l’autopoïèse le cadre ultime du changement structurel est l’organisation inchangée des systèmes vivants. »
Ce qui ne peut durer.
Qu’est-ce que tout cela implique pour la maladie ? Nous croyons possible de mettre en évidence que l’apparition d’un symptôme, quel qu’il soit (du plus organique au plus psychique, pour reprendre les catégories usuelles), est systématiquement concommitant d’une difficulté de passage d’une logique à une autre logique :
- Il peut s’agir d’une difficulté, pour le système immunitaire, à réguler la perturbation provoquée par l’intrusion d’une macromolécule : les lymphocytes, en détruisant l’intru (ou, fait plus troublant, le saprophyte devenu intru), créent des inflammations locales ou générales qui affectent certains éléments du système neuro-végétatif... génèrant, entre autre, une forte fièvre... soit une situation qui ne peut durer ;
- il peut s’agir de la rencontre entre les effets d’un petit sauproudrage Tchernobilesque sur les salades que mange une jeune femme + l’accumulation de difficultés conjugales + maternelles + amoureuses + professionnelles + un soudain sentiment d’urgence impuissante ; l’ensemble produisant, ou participant activement à, la constitution de nodules thyroïdiens... soit une situation qui ne peut pas durer ;
- il peut s’agir, enfin, de la rencontre entre une « règle » d’interrelations qui a donné satisfaction à une communauté familiale durant des années + la fille de la maison qui entre dans l’adolescence + la mort d’un oncle qui redéfinit le statut du père + la mère qui reprend un travail qu’elle avait délaissé durant des années + le fils qui a une petite amie... et qu’apparaîsse une anorexie mentale... encore une situation qui ne peut durer.
Nous tenons à présent le début d’une définition minimale de la crise morbide : c’est ce qui ne peut pas durer.
Maladie et crise.
La maladie en elle même n’est pas une crise. Beaucoup de maladies peuvent durer indéfiniment : les médecins généralistes, les psychiatres et les psychanalystes le savent bien car ils vieillissent de concert avec un certain nombre de leurs patients, toujours malades et toujours bien vivants.
Le problème, avec la maladie, est qu’elle est si omniprésente dans la vie humaine qu’elle définit de fait l’homme comme un animal malade. Jean-Didier Vincent écrit : « Jamais, dans l’évolution, bête n’a été aussi singulièrement malade que l’homme. Cette extraordinaire variété de maladies est aussi proportionnelle à l’extraordinaire possibilité d’expression de l’homme et à cette interface multipliée à l’extrême que l’homme a avec l’extérieur. »
Maladie et symptôme.
Nous avons passé de longues années à étudier la structure du symptôme, dans le cadre psychanalytique, dans le cadre des dynamiques familiales, puis dans le cadre de l’école et dans celui du cabinet du médecin généraliste : Dans tous ces cadres, il nous apparaît que le symptôme se définit avantageusement comme la moins mauvaise solution qu’un système a pu produire, face à un problème qu’il ne peut résoudre plus favorablement avec ses moyens habituels. Un esthète dirait que tout symptôme relève d’un manque de créativité ! Nous croyons que ce n’est pas faux et Gian-Franco Checcin, chercheur et un praticien renommé de la thérapie systémique, en a développé les implications avec son concept « d’irrévérence ». Jean-Didier Vincent avance une hypothèse voisine de la nôtre, bien que, à nos yeux, encore empreinte de mécanicisme (fut-il cybernétisé) : « On peut (...) retenir le schéma général faisant d’une maladie le produit d’un mécanisme adaptatif qui dépasse ses propres limites par rupture de ses autocontrôles. »
Le symptôme n’est donc pas identifiable à une crise : au contraire, le symptôme propose la constitution d’une nouvelle modalité de vie, plus adaptée à une situation particulière que ne l’était l’état de bonne santé. Mais, en revanche, c’est bien un processus de crise (type 1) qui a initié le symptôme et le symptôme lui-même initie un processus de crise (type 2), selon une logique récursive.
Nous avons là un autre élément de définition de la crise morbide : la crise serait d’abord un temps d’hésitation (type 1) à complexifier plus avant les divers niveaux de la structure, quand ce changement nous pousse aux limites de nos paradigmes domestiques ; elle serait ensuite un bouclage (type 2) de la « solution » sur elle-même, le bouclage « d’un mécanisme adaptatif qui dépasse ses propres limites par rupture de ses autocontrôles. »
Le cas de Mr X,
49 ans, marié, 4 enfants, chef du personnel dans une PME.
Nous donnons in extenso lecture du dossier, telle que nous l’avons faite en compagnie du médecin généraliste prescripteur, sans autre modifications que celles qui garantissent le secret médical. Les commentaires que nous y mêlons sont en italiques.
15.03.1981: première consultation.
Motif: problèmes intestinaux
Anamnèse: homme mince, de taille moyenne, 70 kg, cheveux chatain épais ; il se tient jambes croisées les mains qui se plient et se replient sur les genoux. Il manifeste un certain malaise. Il parle volontiers de son travail qu'il dit dominé par le bruit et le stress du suivi d’un personnel dont la rotation est importante.
Ces informations, dûment consignées par le médecin, resteront lettres mortes durant deux ans et demi.
Antécédents: appendicectomie, paralysie faciale à frigoré en 1975, allergie aux graminées définie en 1967, ECG normal en 1967 pour troubles du rythme, gastroscopie sur douleurs ulcéreuses rythmées par les repas qui a révélé une gastrite
Examen clinique: TA 16/10 (émotionnel ?) coeur N, poumons N, colon sensible+ + +, TA fin consultation 15/10
Examen complémentaire:
Diagnostic: Il n’est pas posé par écrit ; cependant, le choix du vésadol et du lexomil l’indiquent clairement : problèmes intestinaux d’origine fonctionnelle.
Traitement: vésadol, lexomil à la demande
............................1 mois
11.04.1981
Motif: diarrhée
Les « problèmes intestinaux » sont devenus « diarrhées » : le symptôme s’accentue.
Anamnèse: il dit que le lexomil était insuffisant. La diarrhée est accompagnée de fièvre
Examen clinique: TA 14/9, coeur N, poumons N
Examen complémentaire: analyse des selles, parasitologie, bilan biologique, car les symptômes sont anciens et non bilantés
Le patient, à travers l’accentuation organique du symptôme, exerce une pression contrôlante sur le médecin qui cède et oriente son attention vers l’organicité.
Diagnostic:
Traitement: imodium, tranxène 5, magné B6
Pas de résultats d'examens dans le mois suivant, ils n'ont donc probablement pas été faits
............................2 mois
17.06.1981
Motif: vertiges et nausées
Le symptôme « organique » a cédé la place à un symptôme « psychique » : l’angoisse.
Anamnèse: à son avis le tranxène et le magné B6 ont eu un effet excellent
A l’évidence, le patient préfère l’angoisse à la diarrhée !
Examen clinique: N, hormi l'examen neurologique : nystagmus horizontal g. et d., douleurs dans les extrémités des membres supérieurs
Examen complémentaire:
Diagnostic:
Traitement: serc (vertiges), gélox (pansement gastrique)
...................................8 mois
26.02.1982
Motif: grippe
Anamnèse:
Le patient, pas plus que le médecin, n’exploite cette rencontre dans un sens thérapeutique global : en mécanique, on ne mélange pas les pièces !
Examen clinique: RAS hors signes ORL et pulmonaires
Examen complémentaire:
Diagnostic:
Traitement: arrêt de travail 5 jours, traitement antigrippal habituel
...................................7 mois
02.10.1982
Motif: bourdonnements d'oreilles (inquiétude: HTA ? bruit des ateliers ?)
Ce symptôme est le plus souvent significatif d’anxiété et de lutte contre la dépression...
Anamnèse:
Examen clinique: N, bouchon dans l'oreille gauche
Examen complémentaire:
Diagnostic:
Traitement: extraction du bouchon
...mais les protagonistes ne semblent pas décidés à sortir du mécanicisme : un bouchon est un bouchon !
...........................1 mois
01.11.1982
Motif: vaccination antigrippe
Anamnèse: il va bien
Une fois encore, le patient et son médecin évitent d’exploiter cette rencontre dans un sens thérapeutique global.
Examen clinique: TA 12/6
Examen complémentaire:
Diagnostic:
Traitement:
...........................4 mois
29.03.1983
Motif: plaques rouges au visage et pellicules
Le voyant de danger s’allume... au sens propre puisque le visage du patient clignote en rouge.
Anamnèse: il est très affecté par ces symptômes: « je me sens sâle et défiguré ». Il demande un arrêt de travail de 6 jours ; il se plaint un peu de son côlon
Examen clinique: N, bilan allergologique: lessive ou eau de toilette ?
Examen complémentaire:
Diagnostic:
Traitement: 6 jours d'arrêt, selsun-pévaryl (antipelliculaire), duspatalin (antispasm)
...........................8 mois
27.11.1983
Motif: vaccin téta-grippe
Anamnèse:
Pas d’exploitation de la rencontre dans un sens thérapeutique global.
Examen clinique:
Examen complémentaire:
Diagnostic:
Traitement:
De la fin de 1983 à la mi-89, Mr X est « rapté » par un confrère gastroentérologue : il accumule une iconographie considérable avec tuyautages haut/bas.
Le seul bénéfice évident de cette période réside dans l'infirmation de toute pathologie organique.
Durant les deux ans et demi de leur collaboration, les médecin et son malade ont obéi au modèle organiciste symptomatique : au coup par coup, ils ont dépanné la machine. Il n’est donc pas surprenant que le patient cherche le secours d’un mécanicien spécialisé, susceptible de mieux réinstruire la machine défectueuse.
Au début du mois d'Aout 89, sa femme prend RV pour lui (en demandant si j’accepte de le revoir) ; le temps passé avec le spécialiste n'a pas empêché une majoration des symptômes de son mari, elle pense que c'est un généraliste qu'il lui faut : puis-je faire quelque chose ? RV est donné.
Il se trouve que le médecin a mis à profit ces cinq années pour opérer, de concert avec les sciences de pointes, sa révolution épistémologique ! Il a donc décidé de changer de logique avec ce patient et, à tout hasard, prévoit une consultation longue (3/4 d’h.).
............................5 ans
10.08.1989
Motif: « je suis au bout du rouleau »
Anamnèse: il est extrêmement handicapé par son problème digestif, car il ne peut assister tranquillement à aucun staff, sans être préalablement passé aux toilettes 4 ou 5 fois, et même pendant la réunion
La diarrhée commence la veille des staffs et cesse 2 jours après. Il se plaint d'avoir des responsabilité qui lui imposent des réunions fréquentes. Il a beaucoup maigri et ses vêtements le prouvent.
Il est très inquiet à propos de sa santé, « d'autant plus inquiet que le spécialiste avait l'air de chercher ».
Il est à remarquer que l'investissement du spécialiste sur les symptômes, avec force examens, coïncide avec une forte aggravation de l'état du malade.
Ils parlent pendant 3/4 d’heure.
Examen clinique: de routine, N
Examen complémentaire:
Diagnostic:
Traitement: « la diarrhée existe parce que votre côlon est irrité, mais votre côlon est irrité parce vous êtes très anxieux ; nous allons modifier ensemble le traitement pour agir sur tout cela... »
Le médecin offre à son patient un raisonnement mécaniciste linéaire chainé, dont Descartes serait fier : il salue ainsi les compétences de ce dernier qui a une formation de technicien industriel et à qui ce langage « parle » efficacement.
« Une remise en ordre de votre côlon interviendra progressivement en quelques mois, à la condition que vous modifiez votre façon de vivre, et, progressivement, on suprimera les médicaments pour l'intestin. »
Le médecin profère une prédiction positive. Il accepte ainsi un fait humainement incontournable : tout médecin, qu’il le veuille on non, est dépositaire d‘une redoutable « efficacité symbolique » qui confère à sa parole un poids prédictif considérable. Il sait que sa parole peut être bénéfique, comme elle peut être iatrogène.
créon (diarrhée), cantil (anti-infectieux muqueuse intest.), mordaz 7,5 (anxiol),
(Il est convenu que le patient doit reprendre RV dans les 3 semaines)
..............................3 semaines
30.09.1989
Motif: une consultation longue est prévue par le médecin, et il est convenu de continuer à parler.
Anamnèse: « je vais mieux, il y a une amélioration... »
On entre donc pour la première fois dans les détails de sa vie. Il n'éprouve pas d'inquiétude majeure pour son avenir professionnel, car il y a beaucoup de travail dans sa branche. Il se trouve trop rigoureux et veut toujours tout vérifier; de retour chez lui le soir, il a toujours une multitude de choses à faire pour l'entretien de la maison.
Examen clinique: volontairement pas d'examen clinique. Le médecin prescrit ainsi qu’il reconnait les capacités d’auto-organisation de son patient et qu’il n’est plus question d’en revenir à l’idéologie de la panne.
Examen complémentaire:
Diagnostic:
Traitement: « Vous marcherez une heure tous les jours avec votre femme, y-compris par temps de pluie. » L'ordonnance est reconduite en diminuant les doses de moitié. Il doit prendre RV pour consultation dans trois semaines.
Le temps n’est plus à l’explication ni au contrôle : le médecin a renoncé à instruire. Il engage avec son malade une séquence complexifiante (non optimisante : une dérive au sens de Varela), à travers une prescription à niveaux multiples (modèle selvinien) :
- marcher : le patient peut en faire bon usage, sur les plans du stress et du fonctionnement digestif.
- tous les jours : la maladie, comme la bonne santé, relèvent essentiellement de processus d’apprentissages, dans lesquels la répétition tient un rôle non négligeable. Le médecin a fait sienne cette maxime : « entretenir la bonne santé consiste à ne pas mettre les pieds sur les chemins de la maladie ».
- avec sa femme : le temps matériel est ainsi donnée, à l’un comme à l’autre, de renouer des liens que la maladie avait frofondément altérés.
- y-compris par temps de pluie : la pluie ne saurait être un prétexte pour remettre les pieds sur le chemin de la maladie. Occasion est aussi donnée de redécouvrir des perceptions « naturelles ».
De manière plus générale, le médecin reconnait l’importance de la ritualisation dans la vie humaine.
.........................1 mois
28.10.1989
Motif: il est convenu de continuer à parler.
Anamnèse: il dit aller beaucoup mieux, mais il a peur d'arrêter le traitement. Les promenades lui font du bien, sa femme en est ravie et la maison ne s'est pas écroulée...
Sans commentaire...
Examen clinique:
Examen complémentaire:
Diagnostic:
Traitement: le médecin prescrit un calendrier de diminution très progressive, sur 3 mois, des doses médicamenteuses : « pour moi, votre côlon est guéri ; vous laisserez tomber tout bricolage et vous vous occuperez de votre détente. Vous me rappellerez si nécessaire.»
................................5,5 mois
17.03.1990
Motif: réapparition d'une diarrhée
Anamnèse: il explique lui-même cette diarrhée à partir d'un évênement précis: il devait rendre rapidement un dossier.
Il ne prend plus que du cantil et seulement quand ses selles sont trop rapprochées (ce ne sont plus des diarrhées), et parfois un nordaz la veille des staffs. Il dit qu'il revit et voit femme et enfants revivre aussi
Le patient montre à son médecin qu’il s’est approprié le symptôme, qui n’est plus crise ni problème, seulement une habitude viscérale devenue ponctuelle et même en voie de disparition.
Examen clinique:
Examen complémentaire:
Diagnostic:
Traitement: reconduction de nordaz et cantil à la demande
..............................3,5 mois
04.07.1990
Motif: il a des problèmes avec sa mère.
Anamnèse: sa mère est veuve et vit depuis quelque temps avec un homme qu'il soupçonne de vouloir le déposséder, en épousant sa mère, des biens qui lui reviendront en tant que fils unique. Dernièrement sa mère était malade, en maison de repos: à chacune des visites qu'il lui a fait cet homme était là et lui faisait sentir qu'il gênait. Après le retour de sa mère chez elle, quand il téléphonait pour avoir de ses nouvelles, c'est cet homme qui répondait et lui raccrochait au nez en disant que sa mère ne voulait pas lui parler.
Le médecin oriente l'entretien sur son enfance: aussi loin qu'il se souvienne il a toujours été inquiet, même à l'école avec les copains.
Le médecin lui dit que l'essentiel dans sa vie est sa femme et ses enfants ; le patient finit par accepter l'idée de n'être pas unique dans les pensées de sa mère, et n'est pas réellement intéressé au plan matériel.
Il ajoute qu'il vient de commencer ses vacances ; il est perturbé par tout cela. Il a prévu de ne pas partir en vacances pour nettoyer le crépi de sa maison.
Examen clinique:
Examen complémentaire:
Diagnostic:
Traitement: le médecin prescrit : « interdiction de nettoyer le crépi et partir 10 jours en vacances avec sa femme ».
Le médecin ne cherche pas à jouer au psychothérapeute : il accueille la réflexion de son patient qui, encore une fois, vient lui montrer sa capacité à intégrer le symptôme initial dans ses contextes élargis, mais ilne s’y égare pas. Il se borne à recadrer la question dans son actualité : « ce qui existe pour vous, c’est votre vie avec votre femme et vos enfants. »
Le médecin n’a pas perdu son cap : la seule information véritablement importante, celle qui est au centre de la relation thérapeutique, est contenue dans la dernière petite phrase du patient... les vacances ou le nettoyage du crépi ! Sa prescription portera donc exclusivement sur ce point.
Dans notre groupe de recherche, nous avons remarqué à plusieurs reprises qu’une défaillance du médecin à ce moment du traitement est systématiquement fatale : si le médecin omet de confirmer fermement, en actes et non en mots, la dérive complexificatrice, la boucle critique de type 2 se referme, les symptômes initiaux reparaîssent massivement et tendent à re-chroniciser. Ce temps, médicalement délicat, est celui de la confirmation de l’ouverture logique vers la santé.
Ici, le médecin est resté remarquablement campé sur son dispositif éthique : « ne pas céder sur son désir (de soigner dans le registre de la complexité) ».
....................................3 mois
21.09.1990
Motif: vaccin
Anamnèse: il a suivi la prescription : pas touché le crépi et 10 jours agréables en vacances. Il n'a pas cherché à voir sa mère et n'en souffre pas. Il est heureux d'avoir découvert l'importance de sa famille. Il n'a plus de troubles digestifs.
Sans commentaires... Ceci est une salutation que le patient adresse à son médecin : le problème est résolu.
Examen clinique:
Examen complémentaire:
Diagnostic:
Traitement: aucun. Donner un traitement, de quelque sorte que ce soit, à cet instant, eût constitué une erreur médicale, un geste puissamment iatrogène.
Epilogue : Depuis cette consultation le médecin n’a plus revu ce patient. Il a régulièrement de ses nouvelles par sa femme et ses enfants qu'il soigne.
Cette femme dit à propos de son mari : « c'est une résurection ».
Les douleurs de madame (dont nous n’avons pas fait état, faute de place, mais qui suivaient un cours synchronique avec celles de son mari) disparaissent peu à peu avec l'amélioration de monsieur ; la dernière consultation en date à pour remarquable motif des problèmes digestifs dont elle dit : « elles me font enfin comprendre les souffrances de mon mari ». L'anamnèse et l’examen mettent en évidence un reflux net : gaviscon (pansement gastrique) et mopral (anti-acide). Le symptôme ne reparaîtra plus.
L’intelligibilité de la crise morbide
Un premier constat s’impose : soigner le symptôme ne donne pas accès à l’intelligibilité de la crise morbide, car la maladie se décide et se relance dans les contextes du symptôme.
Un second constat : dans la pratique thérapeutique, le médecin n’a jamais accès à une crise de type 1 ; c’est toujours le type 2 que présente le patient, sous la forme du énième bouclage symptomatique.
Posons les bribes de définition de la crise que nous avons produites :
- la crise morbide est ce qui ne peut pas durer pour un système ;
- la crise morbide est un temps d’hésitation (type 1) à complexifier plus avant les divers niveaux de la structure, redoublé (type 2) par un bouclage du symptôme sur lui-même.
Quelles voies le médecin et son patient ont-ils frayées ensemble, vers la bonne santé ?
La dérive co-ontogénétique de Mr. X et son médecin
Le premier temps - deux années et demi - est remarquable par son classicisme organiciste symptomatiste : le médecin dépanne et réinstruit un patient-machine.
Le deuxième temps est différent. Le médecin a mis à profit les cinq années de répi pour faire sa révolution épistémologique :
1 - il pare à l’urgence, lorsqu’elle existe et seulement lorsqu’elle existe (il ne s’invente pas une urgence de toutes pièces, comme le fera le spécialiste, par exemple) ;
2 - il complexifie son approche du symptôme ;
A la faculté, il a appris à ne jamais céder sur la nécessité d’accéder aux correspondances organiques du symptôme : il doit savoir pour agir vite.
Il nous semble important de ne pas dénigrer ce modèle mécano-organiciste qui constitue la révolution de la modernité en matière d’efficacité médicale : des millions d’humains lui doivent la vie sauve.
Cependant, Mr. X nous montre que, en médecine générale, une deuxième révolution est nécessaire : le médecin, s’y attelant, renonce à manifester le même type d’exigence au niveau de la résolution globale du problème, que celui qu’il peut avoir face à l’urgence d’un symptôme..., non pas qu’il soit inutile d’accéder aux « points critiques » qui localisent le saut logique à opérer et le lieu du bouclage du symptôme sur lui-même, mais les exigences du vivant ne sont pas celles de la matière : le vivant n’est pas instructible, il est auto-informé et auto-organisé.
Le médecin admet que la crise morbide est ce temps d’hésitation, bouclé et rebouclé sur le symptôme, il sait que le patient est en crise parce qu’il a déjà produit une nouvelle logique bien qu’il ne la perçoive pas. Il sait aussi que sa fonction consiste à convoquer le temps de la décision, dont Herbert A. Simon dit qu’elle est avant tout un processus de reformulation du problème.
3 - il a entreprend donc d’aider son patient, avec l’outil qui, de toute éternité, est celui du médecin : la prescription, qu’il met au service d’une dérive co-ontogénétique recomplexificatrice :
- médication ritualisée et intégrée dans une production de sens qui la dépasse,
- conversations inter-informatrices,
- prescriptions d’actes vitaux d’apparence simple mais dont les effets sont « à niveaux multiples » (sur le modèle selvinien de la prescription à niveaux multiples).
4 - l’enchainement, résolument combinatoire, des prescriptions ne vise surtout pas au contrôle de la crise morbide : il s’appuie au contraire sur les capacités d’auto-organisation de la structure.
Et les patients guérissent ! Cette médecine de la complexité semble capable d’interrompre les processus de chronicisation que nous avons défini, avec Robert Neuburger, comme des bouclages récursifs d’une logique sur elle-même là où la structure vitale nécessite un passage d’une logique à une autre.
Heinz von Foerster lançait à Yveline Rey, qui l’interviewait : « L’impératif éthique sera : Agis toujours de manière à augmenter le nombre des choix possibles. Et l’impératif esthétique : Si tu veux voir, apprends à agir. L’impératif thérapeutique : Si tu veux être toi-même, change ! » Il nous offre ainsi un extraordinaire modèle combinatoire de la crise et du changement comme parties composantes de la santé de l’homme en marche.
___________________________________________
Références bibliographiques.
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