9 décembre 1995
III° journée « Identité-Appartenance » du CEFA :
« LA DIGNITE »
Hôpital NECKER. PARIS.
Jean-Paul Gaillard
Impasse dans l’éthique :
les aventures de la médecine moderne.
Les cieux ne font rien ;
ce ne-rien-faire est dignité.
Laozi
Une journée de réflexion autour de la notion de dignité ne pouvait aller sans que chacun, en préambule, y risque sa propre définition de la dignité.
Pour faire à la fois court et consistant, je me permettrai de paraphraser le célèbre aphorisme de Lacan :
- Ma dignité est la dignité de l’autre !
Je crois, en effet, que dignité et désir se confondent en ce qu’ils définissent, aussi fondamentalement qu’il est possible, mon humanité dans son incontournable circularité avec celle de l’autre. Cette circularité définit le sens mon humanité.
Entre Freud, avec son « trait unique » comme vecteur basal de l’identification, celle qui me permet de me reconnaître dans l’autre, et Lacan, avec son « trait unaire » avec lequel il recombine les trois registres identificatoires freudiens, le fil conducteur reste le même : humanité, dignité, identité, sens, sont circulairement liées dans une capacité réciproque de tous les humains à s’identifier les uns aux autres, tout en se distinguant les uns des autres.
Il semble bien que la dignité se présente comme l’expression la plus insistante de l’Ethique, dans le même temps qu’il est proprement question de la survie de l’espèce !
Cela étant posé, nous en venons à l’objet de notre réflexion :
La pratique médicale moderne, plus particulièrement la pratique hospitalière mais pas seulement elle, se voit adresser, par ses usagers, un reproche constant : tous disent leur sentiment de n’avoir pas été traité comme des humains.
En d’autres termes, les patients prétendent qu’on a attenté à leur dignité.
Nous connaissons tous les discours redondants, parce que largement médiatisés, sur la déshumanisation de la médecine, le mépris des médecins, etc. Je nous propose d’aller un peu plus loin que ces remarques superficielles, à travers une réflexion sur les fondements de l’Ethique.
Pour parler des fondements de l’éthique, il n’est pas besoin de monter dans les hautes sphères de l’intellect, bien au contraire ; l’éthique ne se cerne pas dans ce que je dis penser de plus élevé, elle se trouve en bas, dans ce que je fais !
Wittgenstein a eu, là-dessus, une parole définitive :
« Es ist klar, dass sich Ethik nicht aussprechen lässt. » Il est clair que l’Ethique ne passe pas par l’expression verbale.
Von Foerster y insiste, résumant ainsi l'impératif éthique : « agis toujours de manière à augmenter le nombre des choix possibles . »
Bref, l’Ethique est en acte. Elle relève d’une catégorie logique qui ne se manifeste qu’à travers l’action.
Il s’agit à présent de situer cette catégorie logique de l’Ethique, dans le jeu des catégories logiques dont nous disposons actuellement. Pour ce faire, j’utiliserai les catégories logiques du vivant, telles que les théoriciens de la biologie H. Maturana et F. Varela les proposent. Deux registres logiques, dans le vivant : l’organisation et la structure. Ces catégories sont très évocatrices et la plupart des chercheurs en thérapie familiale les utilisent à leur manière : ainsi, Robert Neuburger parlerait de norme et de mythe, Philippe Caillé parlerait de « niveau idéologique ou mythique, et niveau phénoménologique ou rituel ».
- L’organisation est ce niveau logique d’effectuation de la vie, qui détermine l’« adaptation » : c’est le lieu des configurations du vivant, de ce qui, au sein d’une espèce donnée, et même transversalement à travers une classe zoologique donnée, ne change jamais au fil du temps , d’un sujet à l’autre. Nous sommes dans le registre de la phylogenèse. En d’autres termes, lorsque l’organisation d’une espèce vivante est mise en défaut, cette espèce disparaît.
- La structure est cet autre niveau logique d’effectuation de la vie, qui varie et qui change à chaque instant : Nous sommes dans le registre de l’ontogenèse. Les variations et changements incessants dans la structure constituent l’expression la plus visible de la vie.
Ces deux registres sont intriqués dans les êtres, entre les êtres et dans leurs interrelations avec leurs contextes, de telle façon que leurs frontières sont véritablement impossibles à produire autrement qu’en terme d’interfaces complexes et de continuum.
tout cela pour en arriver à ceci, que Ethique et Organisation me semble relever, partiellement tout au moins, d’un même registre : l’Ethique, avec son expression majeure la dignité, est une partie composante de ce que l’Organisation humaine a de spécifiquement humain ; à tel point, qu’aucun acte humain n’échappe au sens qu’impose ce registre et que, hors de sa juridiction, il n’est plus d’humain.
Nous devons nous attendre à ce que l’acte médical, comme tout acte à valeur socio-culturelle, obéisse à un impératif souterrain relevant du registre de l’Ethique.
Mais que disent les patients entre eux ?
- « J’ai été traité comme un objet ! » ou « Il ne m’a même pas écouté ! »
Et que disent les médecins entre eux ?
- « Est-ce que tu es allé voir le foie du 4 ? » ou « Je sors de voir ma mélancolie de 15h ! »
Concordance évidente, qui, ajoutée à une remarque triviale : un médecin qui agit ainsi n’a, en aucune façon, le sentiment de manquer à la dignité humaine, nous contraint à un détour par l’épistémologie.
Pour un faisceau de raisons que nous n’évoquerons pas aujourd’hui, la médecine moderne est devenue, au sortir de la deuxième guerre mondiale, le temple d’un Idéal mécaniste par ailleurs en voie de dilution. Curieusement, elle reste, aujourd’hui, son ultime bastion. Dans un premier temps de réflexion , je n’avais perçu que les référents organisationnels et structuraux « profonds » du phénomène : l’avènement du paradigme mécaniste (cartésiano-Newtonien), au XVIII° siècle. Mais en regardant de plus près la médecine des années trente, d’Alexis Carrel à Walter Cannon, en passant par des cliniciens français comme Abrami, il devient nécessaire d’admettre que la médecine moderne de cette époque était à la pointe de la complexité naissant en science.
La guerre passe, et la médecine abandonne totalement ses repères complexes pour se structurer puissamment autour du paradigme mécaniste, autour de ce que Morin appelle « les sciences de la simplicité » ; la bonne façon d’agir est réductionniste, le bon coup d’oeil est criticiste, la bonne médecine est scientifique... à la condition de tenir « scientifique » et « mécaniste » pour synonymes.
La puissante confirmation de ce choix épistémologique impose au médecin une redéfinition drastique de l’objet et des buts de ses soins, dans les termes suivants :
- ce ne sera plus « soulager les souffrances d’un homme et, si possible, le guérir » ;
- ce sera « détecter l’organe défectueux et le réparer ».
Il faut souligner que la médecine moderne (l’ingénierie hospitalière) s’acquitte de mieux en mieux de cette tâche, pour le plus grand confort final des patients. Jamais, dans sa longue histoire, la médecine n’a été aussi efficace, jamais elle n’a aussi bien réparé la machine humaine et, ce faisant, sauvé autant de vies humaines.
De quoi se plaignent-ils donc, alors ?
Ils se plaignent de ce que la médecine, bien que les réparant efficacement, a attenté à leur dignité !
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il n’est pas curieux, que l’homme ait une certaine tendance à placer sa dignité au dessus de sa survie ! L’histoire nous montre que l’homme, toujours, peut mourir pour préserver sa dignité, car il sait, nous savons tous, que cela implique la dignité et donc la survie de l’humanité tout entière.
Quiproquo, donc. Le paradigme « homme-machine » de la médecine moderne, malgré son évidente efficacité pour réparer la machine humaine, attente réellement à la dignité de l’homme. En d’autres termes, ce paradigme entrerait en conflit avec les bases mêmes de l’Ethique Humaine.
Le problème est de taille, car un paradigme constitue la bonne façon de penser et d’agir, pour l’ensemble des hommes appartenant à une culture, dans une époque donnée. Un paradigme ne se pense pas, il va de soi ; c’est un dispositif mythique auquel nous adhérons de facto.
En d’autres termes, je soutiendrai que le mécanicisme, en tant que registre paradigmatique, hante « organisationnellement » les mêmes territoires que l’éthique humaine et, de ce fait, entre en conflit avec elle. Ce conflit, inévitable quel que soit le paradigme en cause, générerait une zone d’indécidabilité, un espace de liberté et d’assujettissement , spécifique de l’humanité.
Nous qui sommes ici réunis, sommes tentés de croire qu’il y a, en fin de compte, toujours un côté des bons et que, précisément, nous y sommes ! Nous croyons que le paradigme défini par la seconde cybernétique, dès qu’il aura pénétré l’univers médical, réglera le quiproquo en un tournemain !
mais, attention : la seconde cybernétique n’est pas l’éthique ! Pas plus que ne l’était le mécanicisme. Nous ne pouvons pas même nous rassurer en nous disant que l’oeuvre des Bateson, des Von Foerster, des Varela, tient fermement le fil rouge de l’éthique : ils ne font qu’édifier les termes d’un nouveau paradigme qui se trouve être le nôtre.
La question de l’éthique ne leur est évidemment pas étrangère : elle leur est même familière. N’oublions cependant pas de jeter un oeil sur l’histoire : Descartes, Newton, Leibniz, Kant, pour ne citer qu’eux, étaient-ils étrangers à toute réflexion sur l’éthique ? Certes non : ni plus ni moins que nos logiciens préférés.
L’éthique humaine d’une part, et la « bonne façon de penser le monde dans une époque donnée » d’autre part, semblent donc se heurter, la seconde prétendant, à chaque fois, être l’incarnation actualisée la première.
Les rapports qu’entretiennent aujourd’hui la médecine et la science me semble exemplaires à cet égard :
- l’éthique du médecin reste puissamment couplée à l’éthique fondatrice de l’humanisme. Ce vers quoi tend l’ensemble de ses actes, est clair : il s’attache à ne pas nuire à ses patients, à les soulager et, quand il le peut, à les guérir des maux allégués ;
- l’éthique du chercheur, par définition couplée avec la bonne façon de penser du moment, en diverge. Ce vers quoi tend l’ensemble de ses actes, est clair : il s’attache à rendre l’univers transparent à l’homme, par tous les moyens qui lui sont accessibles.
Ces deux positions, au demeurant bien adaptées à leur objet, semblent, il faut bien le dire, peu compatibles dans les faits : le quotidien nous montre avec une belle constance que la morale, c’est-à-dire les bonnes paroles et la bonne volonté, n’est d’aucun effet, devant ce que Varela épinglerait du côté de la détermination par la structure, ou de l’autoréférence.
Nous imaginons facilement que les problèmes commencent, dès lors qu’un médecin se double d’un scientifique. De ces deux appartenances peu compatibles, à l’impératif de laquelle devra-t-il obéir ?
Est-il bien certain que le fait qu’il soit constructiviste résoudra ce problème ?
Est-il bien certain qu’il saura (médecin) se refuser d’utiliser (chercheur) le matériel clinique, c’est-à-dire les malades, qui s’offre à lui ?
Est-il bien certain, en d’autres termes, que l’autoréférence des jeux d’appartenance sociale cédera un jour le pas à l’autoréférence de la dignité humaine ? Au contraire, ne constituera-t-elle pas toujours l’écueil contre lequel la dignité humaine se fracasse et se reconstruit ?
Je laisse au lecteur le choix de sa réponse : il définira ainsi ce qu’est, à ses yeux, la condition humaine !
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Bibliographie :
- Philippe Caillé. Un et un font trois. ESF, Paris, 1992.
- Sigmund Freud. « psychologie collective et analyse du moi » in Essais de psychanalyse. Payot. Paris.
- Jean-Paul Gaillard. Le médecin de demain : vers une nouvelle logique médicale. ESF, Paris, 1994.
- Jacques Lacan. Séminaire du 18.03.1975. Polycopie.
- Robert Neuburger. Le mythe familial. ESF, Paris, 1995.
- Francisco Varela. L’inscription corporelle de l’esprit. Le Seuil, Paris, 1993.
- Heinz Von Foerster in Systèmes éthique perspectives en thérapie familiale. Y.Rey et B.Prieur ss la dir. de. ESF, Paris, 1991.
- Heinz Von Foerster in Le rêve de la réalité. Linn Segal. Le Seuil, Paris, 1992.