Un protocole invariable
pour la thérapie familiale de l’anorexie mentale : évaluation après dix années de mise en pratique.
Jean-Paul GAILLARD, Danièle CLEMENT
in revue Thérapie familiale. Vol. XIX n° 1. 1998. Editions Médecine et Hygiène. Genève.
Résumé : Un protocole invariable pour la thérapie familiale de l’anorexie mentale : évaluation après 10 années de mise en pratique : L’auteur décrit un protocole invariable, mis au point en vue d’une recherche-action dans la thérapie de l’anorexie mentale et pratiqué en 10 ans pour 24 familles, avec 23 guérisons. Il propose une réflexion autour des notions de protocole invariable et d’affiliation restreinte.
Mots clés : anorexie mentale - protocole invariable - paradoxe thérapeutique - affiliation - mythe - rigidité.
Summary : Invariable protocol for anorexia nervosa family therapy : evaluation after a 10 years practice : The author presents an invariable protocol for action-research with anorexia nervosa therapy, wich was practiced during 10 years for 24 families, with 23 succeses. He proposes a reflexion about the notion of invariable protocol and the notion of limited affiliation.
Key words : Anorexia nervosa - invariable protocol - therapeutic paradox - limited affiliation - mythos - rigidness.
L’anorexie mentale offre, pour la recherche, un avantage considérable : elle montre des symptômes faciles à identifier, clairement définis et dont la redondance est parfaite : amaigrissement de plus de 10 % liée à un comportement de restriction alimentaire, aménorrhée de 6 mois au moins, hantise d’être trop grosse, dénégation de la maigreur même extrême. Ces données constituent un jeu de repères concis et consistants, dont il est facile de décrire l’évolution.
Nous avons mis au point un protocole invariable en 10 séances, pour lequel nous disposons aujourd’hui des résultats de 28 thérapies familiales, toutes conduites sur le même modèle.
Ce matériel, validé sur le plan clinique par son efficacité (23 guérisons pour 24 cures complètes), nous a permis de mettre en évidence ou de confirmer la présence, dans toutes les familles concernées, de structures de fonctionnement identiques.
La construction du protocole a fait largement appel aux travaux de l’équipe du Nuovo centro per lo studio della familia de Milan (Mara Selvini-Palazoli et coll.); il n’a infirmé aucune de leurs remarques, bien au contraire. Simplement, nous en avons appuyé la dynamique sur un point peu abordé par les Milanais bien qu’il nous paraisse fondamental des systèmes anorectiques.
Une caractéristique des familles anorexigènes :
Je ne reviendrai pas sur la description de la dynamique familiale initiatrice d’un symptôme anorectique : celle que Selvini-Palazoli en coll. ont offert dans Les jeux psychotiques dans la famille me paraît avoir une valeur paradigmatique (Gaillard 1992). J’ai cependant porté mon attention sur une redondance, que j’ai placée au centre de l’élaboration du protocole. Il s’agit de la rigueur, l’opiniâtreté de ces familles dans leur modèle éducatif, et de leurs remarquables aptitudes guerrières.
L’un des modèles d’intervention que j’affectionne s’appuie sur une conception du paradoxe thérapeutique (Gaillard 1991), qui rapproche son usage et son efficacité de l’interprétation psychanalytique.
J’avais cru remarquer, chez mes premières familles d’anorexiques, qu’elles faisaient un excellent usage de mes paradoxes thérapeutiques, pour peu qu’ils se soient montrés assez étroitement adossés à leurs propres paradoxes interrelationnels. Mes propositions paradoxales étaient intégrées en tant qu’information (Gaillard 1993), dans la mesure où elles se montraient « du même monde » que les paradoxes familiaux. Le processus en jeu ici est un processus affiliatif (S. Minuchin), par lequel, spontanément d’abord, stratégiquement par la suite, je co-construis avec ces familles, une métaphore de leur mythe éducatif, cad un mythe à la fois identique et différent (Rougeul 1988/92, Neuburger 1994), qui aménage les espaces de liberté de chacun de telle façon que les processus d’individuation se relancent.
Le mode affiliatif, la greffe mythique, que nous leur proposons, toujours implicitement, les définit comme des guerriers loyaux, dignes et opiniâtres. Nous avons donc grand soin d’éviter que quiconque perde la face durant la thérapie.
Ainsi, à la deuxième séance, nous prescrivons à ces familles que la jeune fille, cinq soirs par semaine, devra s’enfermer seule dans la cuisine pour préparer le repas familial, avec interdiction de se faire aider ni d’être dérangée par quiconque : non seulement aucune famille n’a refusé la prescription, mais à chaque fois les jeunes filles ont regagné entre deux et quatre kg en un mois, signalant ainsi que la grève de la faim était arrivée à son terme, sans drame, sans chantage et sans que personne y ait perdu la face.
Entre 1980 et 1995, j'ai reçu à mon cabinet 28 familles venant consulter pour anorexie mentale.
Sur les 28 familles, 4 n'ont pas donné suite au premier entretien; sur les 4 jeunes filles concernées, l'une est morte dans les mois qui ont suivi, une autre, après avoir suivi le protocole psychiatrique classique, sans succès direct, a quitté son anorexie deux ans plus tard, après un divorce très houleux de ses parents; elle a rechuté récemment. Je n’ai pas de nouvelles des 2 dernières, arrivées trop tôt dans le processus anorexigène, sur l’insistance de leurs médecins généralistes en début de formation avec moi.
Seules 24 familles ont donc suivi le protocole durant les dix séances qu'il comporte; nous avons enregistré 23 succès thérapeutiques durables, puisqu'à l'heure actuelle une seule thérapie a échoué, (je l’ai retrouvée à la clinique universitaire Georges Dumas, à La Tronche, en y allant y exposer mon protocole !) alors que aucune rechute ne s'est produite pour les 23 autres, ces jeunes filles étant devenues, selon la formule de Freud, capables d'aimer, de choisir et de travailler.
Dans tous les cas, les malades sont des jeunes filles, âgées de 14 à 24 ans, vivant dans leur famille d'origine et anciennes petites filles modèles. Toutes manifestent une intelligence plutôt au dessus de la moyenne et presque toutes ont eu, avant le coup d’arrêt de la grève de la faim, une réussite scolaire ou universitaire bonne, voire excellente (sauf notre « échec », porteuse de troubles dépressifs graves). Toutes sont arrivées dans un état de maigreur impressionnant (21 à 32 kg), souffrant de troubles trophiques ayant nécessité, pour 10 d'entre elles, un séjour en milieu hospitalier, dans des conditions prévues par le protocole, ma co-thérapeute, étant médecin interniste, chef d’un service de médecine à dominante gastro-antérologique, dans un hôpital périphérique. Toutes, à leur arrivée, sont aménorrhéiques.
A l'issue de la thérapie, les 23 jeunes filles auront retrouvé leurs règles, organisé ou réorganisé une vie amoureuse comparable à celle des jeunes filles de leur âge, reconquis leur efficacité intellectuelle sur un mode moins compulsif, donc parfois moins brillant, mais socialement et professionnellement bien intégré. Leurs familles n'ont pas connu de déplacements de symptômes invalidants, sauf une : un diabète s’est déclaré chez le père, et la mère, un an plus tard, a fait une grave tentative de suicide. Tous deux ont aggravé un alcoolisme mondain ancien. A part, donc, ce cas gravissime, fratries et couples parentaux ne sont dans aucun des autres cas en plus mauvais état et, dans beaucoup de cas, plutôt en meilleur état. A noter, un divorce plutôt réussi pour un couple parental.
Ces familles m'ont été envoyées par ma co-thérapeute, des médecins généralistes, des psychologues, ou des familles ayant déjà eu affaire à nous. Quatorze d’entre elles n'ont connu pour cadre de leur thérapie, que celui de mon cabinet privé.
Pour les autres familles, la thérapie s'est déroulée dans mon cabinet pour le temps des séances, mais son succès est lié à une action thérapeutique combinatoire, fondée sur leur hospitalisation dans le service de médecine de ma co-thérapeute : ces jeunes filles ont passé entre une semaine et 6 mois dans le service. Quelques unes avaient connu une hospitalisation psychiatrique ou une maison spécialisée. Les tableaux suivants fournissent quelques précisions.
Les jeunes filles hospitalisées :
(Deux, les dernières en date, n’ont pas été incluses, mais n’apportent aucune anomalie).
nom âge temps anorexie poids entrée/sortie temps hospitalisation
Laure 18 1 an
35,4/40 2 mois dans le service
Isabelle 23 5 ans 27/40 psychiatrie
+3 mois ½ dans le service
Stéphanie 18 1 an 31/45 maison spécialisée
+ psychiatrie
Sandrine 18 2,5 ans 30/38 psychiatrie
+3 mois dans le service
Laetitia 17 6 mois
35/40 2,5 mois ds le service
Marie 20 3 ans
34/40 2 fois 1 mois dans le
service
Emilie 18 5 ans 34/38,5 psychiatrie + 2 fois 1 mois dans le service
Armelle 18 6 ans 21,5/32,2 psychiatrie + réa + 3 fois 2 mois ds le service
nom complications Devenir
Laure cutanées
profession commerciale
Isabelle Hépatiques
hypokaliémie, déshydratation,
acrocyanose notariat
installée outre mer
Stéphanie cutanées
pilosité études supérieures
installée avec son ami
Sandrine aucune
profession de vente
mariage
1 enfant de I,5 an
Laetitia hématologiques
Hépatiques
bouffée délirante profession médico-sociale
a quitté sa famille
Marie
(notre échec) hypokaliémie
insuffisance rénale
HTA a quitté sa famille
hospitalisation / études en
clinique universitaire
Emilie cutanées
hépatiques en 3° année de médecine
Armelle cutanées
hépatiques études d’infirmière
Dans le service, les jeunes filles bénéficient de soins médicaux complets, y-compris par voie parentérale si leur survie l’impose. Aucun contrat-poids ne leur est proposé, leur nourriture n’est pas surveillée, elles ont accès au réfrigérateur de l’office. Dès qu’elles sont sur pieds, elles sont enrôlées pour distribuer les repas, aider les vieillards à se nourrir, tenir le standard, aider au secrétariat. Elles sont associées aux poses café du personnel. Elles peuvent s’entretenir quotidiennement avec le médecin si elles le souhaitent; ce dernier travaille avec elles leur génogramme, ne recule pas à évoquer les relations familiales, le rôle de l'alimentation et ses symboles dans la famille. Elles travaillent ensemble autour du vertige de la mort et des manipulations familiales mutuelles. Les jeunes filles travaillent quotidiennement avec la kinésithérapeute du service et la nutritionniste passe les voir régulièrement et leur fait donner à manger ce qu’elles demandent.
Les familles peuvent aller et venir, s’entretenir avec le médecin, apporter ce qu’elles veulent à la jeune fille. Tout cela constitue autant de prétextes à discussion entre la jeune fille et le médecin.
Le protocole :
Il se déroule en 10 séances, espacées d’un mois.
Le contenu des séance, qui durent une heure environ, respecte le modèle standard de la plupart des séances chez un thérapeute systémicien : enregistrement vidéo, circularité, hypothétisation (Selvini-Palazoli et coll.1983), contextualisation, conversation (Hirsch), éveil des contextes muets, intégration des effets de résonance entre famille et thérapeute, respect des différences entre niveaux de compréhension et niveaux d'intervention, etc...
Les thérapeutes systémiciens savent que cette pratique, lorsqu’elle est simplement assez bien menée, est, à elle seule, dans beaucoup de cas, réellement susceptible d’induire des changements positifs en mettant en oeuvre les caractéristiques autopoïétiques du système thérapeute-famille. L’expérience montre que, dans le cas de l’anorexie mentale, ce modèle reste trop aléatoire.
Nous avons donc tenté d’accroître notre efficacité, en combinant ce niveau intraséance, avec deux autres niveaux : l’un propose un cadre qui régule l’espace interséances dans la famille (le protocole), l’autre régule les temps d’hospitalisation et de soins médicaux.
Le protocole comporte une suite de prescriptions, les mêmes pour toutes les familles. A la fin de chaque séance je livre ma prescription à la famille, dans une atmosphère de grand sérieux. J'ai précisé lors de la première prescription, qu'aucun commentaire sur les prescriptions n'était autorisé, et que nous devions à chaque fois nous quitter en silence là-dessus. Nous prenons donc date avant la prescription.
1° séance: la prescription du symptôme. Cette prescription de pèche ni par son originalité, ni par sa nouveauté: il s'agit de la prescription dite du symptôme, telle que l’équipe de Mara Selvini-Palazoli la pratiquait jusqu'au début des années 80.
Ce type de recadrage n'est assurément pas adaptée à tous les problèmes de toutes les familles en thérapie. Nous lui trouvons cependant d'indéniables vertus, en matière d'anorexie mentale, pour les raisons évoquées plus haut : l’opiniâtreté dans les voies empruntées, la discipline, la droiture et les principes. Cette structure familiale s’est identifiée avec le niveau organisationnel (Varela 1981) des systèmes vivants et cette identification lui donne un degré de prédictibilité qui n'existe, à notre connaissance, dans aucune autre structure familiale, et qui la différencie, par exemple, radicalement des familles schizophrénigènes.
Toutes les familles dont il est question nous sont arrivées prisonnières du sixième stade selon Selvini, c’est-à-dire structurées par des "stratégies basées sur le symptôme". La prescription du symptôme, à la fin de la première séance, a un puissant effet de recadrage.
Pour évaluer l’étendue effective de ce recadrage, j’ai repris la grille de Jay Haley, de mise en évidence des formes redondantes d’interactions et d’interrelations familiales :
- question 1, sur la façon dont les membres de la famille qualifient leurs propres communications : La prescription du symptôme requalifie, aux yeux des parents et de la fratrie, le comportement de la malade désignée.
- la question 2, sur la façon dont les membres de la famille qualifient les communications d'autrui : la prescription modifie l’accentuation dangereuse de la complémentarité, que le simple fait de la consultation a induite : il semble bien que le fait de la venue de la famille à la consultation soit, pour la jeune fille, le signe de la dissolution de son pouvoir sur la famille. Elle est donc devant un nouveau danger d’excès de complémentarité, auquel elle pourrait réagir par une accentuation de la diète.
La prescription du symptôme a pour effet immédiat de modifier ce contexte particulier, en redorant le blason de la malade.
- la question 3, sur les problèmes de leadership dans la famille : la prescription du symptôme impose un sens nouveau, aux comportements de chacun.
- la question 4, sur le problème des alliances : La prescription du symptôme redistribue les alliances, parfois de façon spectaculaire.
- la question 5, sur le problème de l'acceptation des responsabilité et donc du blâme pour ce qui va mal : La prescription du symptôme réintroduit la circulation du blâme à l’intérieur du groupe familial (internalisation).
2° séance: l'anorexique confectionne les repas pour toute la famille. Plusieurs fois par semaine, la jeune fille devra confectionner les repas de la famille, dans les conditions énoncées plus haut. Cette seconde prescription marque, dans tous les cas, le déclin du symptôme de grève de la faim. 3 kg en moyenne, en un mois.
L’hypothèse fondatrice de cette prescription est la suivante : lorsque les parents d'une anorexique disent : "notre fille refuse toute nourriture", il faut toujours entendre : "notre fille refuse opiniâtrement toute nourriture aux temps et heures décidés par nous, et nous lui interdisons opiniâtrement toute nourriture hors de ces temps. Question de principes éducatifs guerriers !" En conséquence de quoi, les parents, souvent secondés par la fratrie, pourchassent leur anorexique, pour l’empêcher de manger.
L'effet immédiat de la seconde prescription qui, s’adossant étroitement au paradoxe d’autorité et de principe, engage un processus affiliatif, consiste donc dans le déclin du symptôme, à travers l’impossibilité prescrite d’interdire à la jeune fille de manger en cachette : elle cesse de maigrir et, même, reprend un peu de poids. Cette reprise de poids, on le remarquera, s'opère à travers une modification du contexte très favorable, car aucun des guerriers ne perd la face dans cette manoeuvre. Il est très important, avons-nous souligné, que, durant toute la thérapie, tous les membres de ces familles guerrières conservent la face... Question de respect des grands principes guerriers.
3° séance: Les parents viendront seuls. Cette prescription est inévitable pour préparer la suivante : celle des sorties secrètes des parents. Elle offre en outre l'avantage de m'aider à ne faire aucun commentaire sur la reprise de poids de la malade.
4° séance: prescription à niveaux multiples: la sortie, le secret. Cette quatrième prescription est la reprise textuelle de la prescription à niveaux multiples, présentée par Mara Selvini-Palazoli et Juliana Prata en Mai 1980 : « Vers une métathérapie : une prescription à niveaux multiples ». Le texte est bien connu de tous les thérapeutes systémiciens.
Cette prescription se résume en trois points forts :
- établissement d'un principe de secret dans le sens du trait intergénérationnel,
- libération en temps réel des deux groupes générationnels l'un par rapport à l'autre,
- information sur des contextes familiaux et relationnels restés inexplorés.
Dans tous les cas, y-compris celui de parents extrêmement brouillés entre eux, la prescription fut peu ou prou respectée, avec les bénéfices généraux annoncés par Selvini et Prata.
5° séance: parents seuls, réception des carnets et ajustements. Après un temps d'exploration sur le thème : « qu’avez-vous pensé quand je vous ai convoqués seuls ? », qui ne dépasse pas 15 minutes, nous entamons la lecture des carnets. Dans le cas où la prescription n'a pas été suffisamment respectée, je la redonne, en insistant sur son importance et en ajoutant qu’en cas de deux non respects de prescription, j’ai pour principe -rigueur oblige- d’interrompre la thérapie.
6° séance: la sexualité adolescente et le déplacement du symptôme. Curieusement, il est fréquent que cette sixième séance soit choisie par les familles pour apporter un déplacement de symptôme dans la fratrie; je l’utilise pour aborder les conflits liés à la sexualité de l'adolescente anorexique, sur le mode final de : « les heurts, les quiproquos, les inquiétudes, dont vous m'avez informé aujourd'hui, devraient normalement rester insolubles ». Les effets à la fois immédiats et durables de cette prescription consistent en un désinvestissement quant-au désir parental de régenter tout des choix amoureux de leur fille.
Lorsque j’estime que le déplacement de symptôme présenté est potentiellement dangereux, je combine cette seconde prescription du symptôme (la sexualité n’a pas de solution) avec une autre, de mode direct à effet paradoxal, dans laquelle je décris très clairement le problème tel qu’il est en train de se développer, sur un ton et dans un style empathique, souvent clos avec une touche orthopédagogique. Cette forme de discours parle à l'inconscient et mobilise efficacement la structure.
7° séance: Régulation générale et philosophie. La 7° séance, avant-dernière séance contractuelle, est l'occasion, pour chacun des membres de la famille, de prendre un peu de recul devant le fonctionnement familial. Ce moment est propice aux recadrages relationnels et à la différenciation individuelle; la séance se déroule sur le mode de la conversation, selon une technique coutumière à Siegi Hirsch.
8° séance: dernière séance contractuelle, décision pour les 2 séances facultatives. Sur 14 familles concernées, deux seulement n'ont pas jugé bon d'utiliser les séances 9 et 10, annoncées facultatives en début de protocole. Ce qui s’est passé pour ces deux familles m’a amené à modifier le protocole sur ce point. J’ai cessé de poser les séances 9 et 10 comme facultatives.
A la 8° séance, pour la première d’entre elles, l'anorexie avait totalement disparu, la jeune fille avait retrouvé ses règles et une sexualité que ses parents ne contestaient plus, et la famille dans son ensemble me manifestait une satisfaction très gratifiante. J'avais donc accepté que la thérapie s'arrête à la 8° séance; Un mois et demi plus tard, la mère faisait une TS grave. Le père, un beau-père en fait, avait déclaré un diabète en cours de thérapie. Les informations dont nous disposons toujours sur cette famille, 8 années après ces événements, sont tout à fait positives pour la jeune fille, qui a terminé ses études et vit avec un ami, loin de la famille. Quant aux parents, leur réorganisation reste problématique, tant dans le travail que dans la vie familiale.
Le second refus d’utiliser les séances facultatives a achevé de me convaincre de l’utilité de changer le modèle : un mois après nos adieux à la fin de la 8° séance, la mère me téléphonait pour m'informer qu'elle sortait de l'hôpital, où elle avait subi l'ablation d'un kyste ovarien de 18 cm de diamètre qui avait poussé en quelques semaines. L'opération s'était parfaitement passée, et cette dame se sentait bien; il n'y aurait, conclut-elle, pas besoin des séances facultatives, car sa fille continuait à aller très bien. C'est toujours le cas, 9 années plus tard.
Nous sommes, depuis ce temps, extrêmement attentif à la santé organique des parents dans les familles anorectiques.
9° séance: Travail sur le couple parental, séparation des générations. Je consacre les séances 9 et 10 à mettre en évidence ce que Mara Selvini appelle le pat du couple et à demander aux uns et aux autres si ce modèle souffrant peut vraiment être utile à la jeune fille en train de devenir femme.
10° séance: Se séparer, mais ne pas rompre. Connotation positive, prédictions positives et ouverture de l’éventail des choix (Gaillard 1994).
Les qualités d’un protocole invariable, pour la thérapie de l’anorexie mentale.
L’anorexie ne survient pas tout à fait au hasard : nous avons cru remarquer que toutes nos familles déclinaient plus que d’autres, les différentes figures de l’oralité primaire et, en particulier, celle de la dévoration comme modèle relationnel majeur.
Robert Neuburger souligne que, dans le relationnel, les gens sont toujours un problème les uns pour les autres; cette assertion est particulièrement vraie pour les familles anorexigènes, qui montrent un potentiel de toxicité plus important que la moyenne, directement lié à la dévoration. La première des qualités d’un protocole invariable pour la thérapie de l’anorexie mentale est qu’il impose un cadre stable, qui protège les familles anorexigènes du relationnnel dévorant avec le thérapeute.
Sa seconde qualité réside dans le fait que ce cadre stable définit clairement un espace de liberté suffisamment codé, tant pour le thérapeute que pour la famille, un abri qui rend possible à chacun de se montrer créatif, sans danger excessif.
L’objection qui est souvent faite à un protocole invariable, est qu’il ne peut pas respecter l’esthétique familiale, qu’il impose à une famille un modèle rigide et étranger. Il nous semble que cette objection relève d’un glissement logique : ce protocole n’impose aucune solution préétablie aux familles, il ne leur dit pas « voila comment il faut vous modifier ! » ou « voyez comme ce que vous faisiez était mal ! ». Il leur impose un cadre dynamique, une sorte de chemin initiatique, dans lequel les familles se meuvent à leur façon, avec leur génie-propre (Caillé 1991).
Les voies de la guérison :
Il faut remarquer que la plupart des types de thérapie honnêtes, et peut-être même parfois les autres, peuvent donner des résultats intéressants. A partir de quoi, il ne semble pas que le problème d’un thérapeute puisse consister à chercher à tout prix une super-intervention. Notre hypothèse, à ce propos, est que si un système vivant peut évoluer favorablement pour lui, en étant soumis à des modèles d’intervention aussi différents, voire aussi contradictoires, s’il existe aussi souvent un tel décalage, entre intervention (du thérapeute) et évolution (de la famille), c’est peut-être que le moteur de l’évolution est moins à chercher dans ces modèles thérapeutiques, que dans les caractéristiques mêmes du système qui y est soumis, caractéristiques efficacement décrites dans le modèle autopoïétique (Maturana, Varela 1974/96).
J’essaie donc d’accorder ma pratique avec les lois de l’organisation du vivant, telles qu’elles ont été dégagées par von Foerster, Atlan et leur théorie de l’organisation par le bruit, Gregory Bateson et son concept de co-évolution, Maturana, Varela et leur théorie de l’auto-information et de la contingence des influences réciproques et de la dérive co-ontogénétique.
Mon hypothèse est que le thérapeute, pour la plus large part de son action, n’informe pas la famille qui travaille avec lui : il la perturbe et se fait perturber par elle. De ces jeux de perturbations circulaires émergent des éléments de changements trop contingents pour être aisément reproductibles. Le caractère rigide du protocole, combiné au caractère rigide des principes anorexigènes, contribue à l’émergence d’un monde de significations, à la fois très proche de celui qui existait auparavant dans ces familles et suffisamment enrichi pour éviter la reproduction du même système. Je parle d’affiliation restreinte, en ce que nous ne cherchons pas à produire un mythe nouveau, mais seulement une légère métaphorisation du mythe existant, en nous présentant, à travers le positionnement de nos paradoxes, comme d’autres guerriers, respectueux des règles de la guerre. (Nous ne conseillerions à personne d’utiliser une telle stratégie avec une famille schizophrénigène!)
En conclusion :
Ce protocole me semble vérifier l’hypothèse selon laquelle la rigidité dans les principes éducatifs, caractéristique des familles anorectiques, peut constituer un outil de travail précieux, beaucoup plus qu’un obstacle à la thérapie, à la condition que les thérapeutes mettent en oeuvre des procédures d’affiliation suffisamment pertinentes. Sur ce point, nous avons cru mettre en évidence ceci qu’une affiliation que nous appelons restreinte se montre suffisante, pour générer des processus d’ouverture de l’éventail des choix, dans la famille. Par cette notion d’affiliation restreinte, nous souhaitons souligner les caractéristiques autopoïétiques des systèmes familiaux: une intervention modeste, pourvu qu’elle montre « patte blanche » (Gaillard 1991), se constitue comme information et, de ce simple fait, induit des changements au sein du système concerné. Ces changements s’orientent presque toujours dans le sens de la complexification du système.
Il me semble donc aussi vérifier l’hypothèse selon laquelle l’injonction paradoxale reste un outil d’intervention très efficace pour initier un processus affiliatif, à la condition qu’elle soit assez étroitement adossée aux paradoxes pathogènes circulant dans la famille.
Sa simplicité nous rappelle qu’il ne faut pas confondre le complexe avec le compliqué : une intervention complexe peut, en réalité, être fort simple; sa caractéristique complexe réside dans le fait qu’elle intègre un type de complexité particulier au système pour lequel elle est conçue et qu’elle ouvre à des possibilités d’accroissement d’organisation pour ce système, qu’elle contribue à rouvrir conjointement l’éventail de choix (Neuburger 1991) de la famille et de chacun des membres de la famille.
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Références bibliographiques.
CAILLE Philippe, 1991 Un et un font trois. ESF éditions. Paris.
GAILLARD Jean-Paul, 1991 « Plaidoyer pour un concept en voie de déchéance » revue thérapie Familiale vol. XII n° 3. 1992. « La psychanalyse et la thérapie systémique selvinienne face à l’anorexie mentale : la question du changement en psychothérapie » revue Perspectives psychiatriques, n° 35/V. 1993 « Le temps pour comprendre : biologie du lien pédagogique » revue Psychologie et éducation n°13. 1994 Le médecin de demain : vers une nouvelle logique médicale. ESF éditions. Paris.
NEUBURGER Robert, 1988 L’irrationnel dans le couple et la famille. ESF. Paris. 1991 "Ethique de changement, éthique de choix..." in Systèmes, éthique, perspectives en thérapie familiale. Y.REY et B.PRIEUR.(sous la dir. de). ESF.Paris. 1995 Le mythe familial. ESF. Paris.
MATURANA Humberto, 1990."La biologie du changement" in revue Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux n° 9/11. TOULOUSE.
ROUGEUL Françoise, 1989 « L’affiliation initiale : essai de théorisation. » revue thérapie Familiale vol. X n° 4.
SELVINI-PALAZOLI Mara, 1974. Self-starvation. From the intrapsychic to the transpersonal approach to anorexia nervosa. London Chaucer Pub.Comp. 1975. "La famille de l'anorexique et la famille du schizophrène", in revue Actualités psychiatriques n°1.1982. 1979, Paradoxe et contre-paradoxe. ESF. Paris. 1983, « Hypothétisation-circularit »-neutralité. Guides pour celui qui conduit la séance » revue Thérapie Familiale vol. IV n°2. 1989 n°21989, "L'anorexie mentale dans une perspective systémique" revue Thérapie Familiale vol.X.1989 n°2.1990, Les jeux psychotiques dans la famille. ESF. Paris.
VARELA Francisco, 1989 Autonomie et connaissance. Le seuil. Paris. 1993 L’inscription corporelle de l’esprit. Le seuil. Paris. 1994, L’arbre de la connaissance, Addison Wesley France. Paris.
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A l’hôpital :
service de médecine interne du Dr. Clément.
Attitude /corps.
1/ Appréciation de la dysmorphologie spécifique de chaque anorexique : image dans un miroir.
3/ Kinésithérapie articulée sur une prise de conscience autre du corps * la kinésithérapeute, attitrée au service, vient tous les jours voir les anorexiques.
4/ Etude du comportement vestimentaire.
5/ Appréciation et discution autour de la répercussion psychologique des complications, cutanées en particulier.
6/ Avenir : quel corps ?
Prise en charge émotionnelle.
1/ Rôle maternant des aides-soignantes.
2/ Rôle "d'ancrage matériel" des A.S.H.
3/ Rôle d'écoute et de soins au corps malade des infirmières.
4/ Rôle de l'équipe toute entière :
* insertion dans les activités du service * dès qu’elle peuvent circuler, les jeunes filles anorexiques sont enrôlées pour la distribution des repas, le standard téléphonique, l’aide au secrétariat, si elles le désirent.
* insertion dans "les pauses-café du service : elles prennent le café avec le personnel.
5/ Rôle des rythmes hospitaliers.
Le travail entre le médecin et l’anorexique :
1/ Entretien quotidien médecin/malade :
* débrouillage des relations familiales
* génogramme
* rôle de l'alimentation et ses symboles dans la famille
* approche des circuits anorexiques et leur interaction
* le vertige de la mort
* les manipulations
2/ Entretiens avec les parents et les autres membres de la famille, quand ils le désirent.
3/ Préparation à la thérapie familiale : explications, réflexion, adhésion.
4/ La sortie ne se fera qu'après la première séance de thérapie familiale.
5/ Durant tout le temps de la thérapie familiale, les familles et les malades peuvent contacter le médecin à toute heure et à tout moment pour éviter les dérives.
6/ Séances de travail régulières (tous les 15 jours) entre les deux co-thérapeutes, pour rester dans le cadre strict du problème.
Les 8 dernières jeunes filles hospitalisées :
nom âge temps anorexie poids entrée/sortie temps hospitalisation
Laure 18 ans 1 an
35,4/40 2 mois ds service
Isabelle 23 ans 5 ans 27/40 psychiatrie
+3 mois ½ ds le service
Stéphanie 18 ans 1 an 31/45 maison spécialisée
+ psychiatrie
Sandrine 18 ans 2,5 ans 30/38 psychiatrie
+3 mois service
Laetitia 17 ans 6 mois
35/40 2,5 mois ds le service
Marie 20 ans 3 ans
34/40 2 fois 1 mois ds service
Emilie 18 ans 5 ans 34/38,5 psychiatrie + 2 fois 1 mois ds le service
Armelle 18 ans 6 ans 21,5/32,2 psychiatrie + réa + 3 fois 2 mois ds le service
nom complications Devenir
Laure cutanées - prof. commerciale
Isabelle Hépatiques, hypokaliémie, déshydratation, acrocyanose - notariat. installée. Outre mer
Stéphanie cutanées, pilosité - études supérieures - installée avec son ami
Sandrine aucune - profession de vente - mariage - 1 enfant de I,5 an
Laetitia hématologiques, Hépatiques, bouffée délirante - profession sociale - quitté famille
Marie hypokaliémie, insuffisance rénale, HTA - quitté famille / hospitalisation / études en clinique universitaire
Emilie cutanées, hépatiques - 3° année de médecine
Armelle cutanées, hépatiques - études d’infirmière
Le premier entretien à l’hôpital.
- Contact avec médecin traitant
- Famille complète ou non, suivant qui vient spontanément
- Histoire de la maladie
- Examen clinique soigneux
- Explication de la méthode de travail
* on ne s'occupe pas de l'alimentation
* pas d'enfermement, pas de coupure par rapport à la famille, aux amis. Téléphone et visites autorisés.
*prise en charge très médicale (perfusions, réhydratation, etc.)
* réflexion quant à l'entrée dans le travail.
A l’hospitalisation :
- Bilan médical complet
* pesée
* évaluation des complications cutanées, hématologiques, osseuses,
hépatiques, musculaires, biologiques, cardiaques, endocrinologiques
- Observation de quelques jours
* habitudes alimentaires : le circuit anorexique
* les "dépenses" physiques : modalités et conséquences
* les relations familiales
* l'entourage élargi
- Consultation psychiatrique dans le service si nécessaire :
* syndrome dépressif
* personnalité
* aspect psychotique
Attitude alimentation :
1 - Pas de contrat de poids si ce n’est celui "hors danger médical"
2 - Le service ne comptabilise pas les repas :
* surveillance discrète. Coopération totale du personnel
3 - Le médecin ne parle jamais aliments, écoute la "litanie alimentaire" et note toutes les réactions de la malade et sa famille.
4 - Le rôle de la diététicienne :
* discute des aliments avec la malade
* prépare les repas selon les désirs de la malade
* vient tous les jours
* n'impose aucun aliment
5 - accès libre à l'office et au frigidaire, ce qui est le plus difficile pour le personnel !
6 - La famille emmène ce qu'elle veut
7 - Pesée une fois par semaine, sans acun commentaire si pas de danger vital
8 - Alimentation parentérale tant que danger vital, correction médicale des complications médicales.
intraséance d’une combinaison avec deux autres niveaux logiques : un cadre qui régule l’espace interséances dans la famille et un cadre qui définit et régule l’espace du soin médical nécessaire.
Pourquoi ?
Ce qui, à mes yeux, caractérise le mieux la structure familiale anorexigène, et c’est là dessus que se fonde le succès de la thérapie, c’est l’opiniâtreté dans les voies empruntées, la discipline, la droiture et les principes. Cette structure familiale-là s’est identifiée avec le niveau organisationnel des systèmes vivants et cette identification lui donne un degré de prédictibilité qui n'existe, à ma connaissance, dans aucune autre structure familiale, et qui la différencie radicalement des familles schizophrénigènes.
Mon hypothèse est que ces caractéristiques sont précisément les alliées les plus précieuses du thérapeute, à la condition qu'il mette en oeuvre un cadre thérapeutique, des contextes, qui les embrasse et travaille avec elles et non contre elles. Ce cadre et ces contextes doivent promouvoir, entre nous et la famille, ce que nous avons appelé une affiliation restreinte, que nous obtenons grâce à un usage particulier du paradoxe thérapeutique.
Mon hypothèse, à ce propos, est que si un système vivant peut évoluer favorablement pour lui, en étant soumis à des modèles d’intervention aussi différents, voire même aussi contradictoires, s’il existe aussi souvent un tel décalage, entre intervention (du thérapeute) et évolution (de la famille), c’est peut-être que le moteur de l’évolution est moins à chercher dans ces modèles thérapeutiques, que dans les caractéristiques mêmes du système qui y est soumis, ses caractéristiques autopoïétiques.