Jean-Paul Gaillard
Un modèle général du fonctionnement du vivant : le modèle autopoïétique.
Cours supprimé en 2007 sur un argument témoignant du crétinisme de son auteur : "les étudiants en psycho n'ont pas besoin d'épistémologie !"
Voir aussi sur ce site la rubrique "Cercle des chercheurs disparus"
l’autopoïèse
La doctrine réductionniste, dont nous avons abondamment parlé l’an dernier a, au fil des progrès techniques en analyse physico-chimique, fait dériver la biologie vers la biochimie et la biophysique, c'est-à-dire vers l’isolation progressive d’un infiniment petit dans le démontage des composants du vivant ; les remarquables progrès en biologie moléculaire et en génétique de premier niveau ont momentanément contribué à renforcer le réductionnisme ambiant.
Paradoxalement, cette extraordinaire connaissance des composants du vivant ne se montre pratiquement d’aucune utilité dans la réflexion sur les fonctionnements généraux du vivant-vivant.
Au début des années 1970, deux chercheurs en neurobiologie : Humberto Maturana et Francisco Varela, ont déclenché une révolution scientifique en posant la question suivante :
« qu’est-ce qui spécifie le vivant ? »
La réponse Francisco Varela et Humberto Maturana, fut :
« ce qui spécifie le vivant est qu’il s’auto-produit. »
Il suffisait d’y penser ! Tous les systèmes vivants, du protozoaire à l’humain, s’auto-produisent et seuls les systèmes vivants s’auto-produisent. L’auto-production est donc spécifique du vivant, elle le spécifie.
Lire : Humberto Maturana : « La biologie du changement »
in Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux n° 9 et 11.
lire : Francisco Varela : Autonomie et connaîssance : essai sur le vivant. 1989. Le Seuil. Paris.
Avec le concept d’auto-production (autopoïèse) nous avons une approximation forte de ce qui peut spécifier le vivant, très forte même, puisque le vivant ne la partage qu’avec le vivant.
A présent, passons en revue les concepts majeurs dont cette définition apparemment triviale a permis l’émergence.
La clôture opérationnelle
Aujourd’hui, les biologistes dans leur ensemble montrent un accord sur ceci que la diversification et la complexification du vivant n’ont pu initialement s’opérer qu’à partir de la production de la première membrane, c'est-à-dire de la première clôture d’un organisme sur lui même.
C’est la membrane qui définit l’unité, l’identité et l’autonomie d’un organisme. Ainsi peuvent proliférer et se diversifier les unicellulaires qui peuplent notre planète, puis les multicellulaires et les multi-organisationnels, les systèmes vivants que nous sommes.
Vous vous souvenez qu’en 1932, Walter Cannon avait conçu un modèle des fonctionnements physiologiques du vivant, le modèle homéostatique, du grec : stasis (état, position) et homoios (égal, semblable à).
Vous vous rappelez aussi que Cannon propose une description des processus en jeu dans le maintien de la stabilité des processus physiologiques, qu’il énonce ainsi :
« les être vivants supérieurs constituent un système ouvert présentant de nombreuses relations avec l'environnement. Les modifications de l'environnement déclenchent des réactions dans le système ou l'affectent directement, aboutissant à des perturbations internes du système. De telles perturbations sont normalement maintenues dans des limites étroites parce que des ajustements automatiques, à l'intérieur du système, entrent en action et que de cette façon sont évitées des oscillations amples, les conditions internes étant maintenues à peu près constantes.»
W. B. CANNON, (The Wisdom of the Body, 1932), La Sagesse du corps trad. Z. M. Bacq, Paris, 1946.
Walter Cannon utilise, pour modéliser la régulation physiologique, un modèle physicaliste dont nous avons parlé l’an dernier : le modèle thermodynamique.
Trois précisions :
1. le terme « système », dans le modèle thermodynamique, ne correspond pas à la définition que nous en donnons à partir de la théorie générale des systèmes : un système thermodynamique est, par exemple, un solide strictement indéformable, un fluide incompressible ou un gaz parfait. Rien de commun, donc, avec la définition suivante :
Un système vivant est un ensemble d'éléments en interaction dynamique, organisé en fonction d'une finalité, à savoir produire et maintenir son organisation ; c’est le cas d'un arbre, un être humain ou une société par exemple.
2. la définition-même d’un système ouvert est qu’il présente des relations avec le monde extérieur, en termes d’apport de matière et de dépense énergétique. Le bilan entropique qu’il est alors possible de faire est le rapport entre apport de matière et de dépense énergétique (second principe). C’est de cette façon que vous pouvez calculer le rendement de votre chaudière, par exemple.
3. A un certain niveau, un organisme vivant peut se modéliser comme une machine thermodynamique, puisqu’il est possible d’opérer des calculs permettant de mesurer les quantités nécessaires en terme d’apport de matière, ainsi que les taux de dépense énergétique liées aux fonctionnements vitaux. Cependant, la comparaison s’arrête là, dans la mesure ou les systèmes vivants montrent avant tout des processus auto-organisants et une autonomie qu’aucune machine thermodynamique ne peut pas montrer : ils sont auto-producteurs, autopoïétiques.
Pour résumer, nous sommes donc :
- à la fois des systèmes thermodynamiquement ouverts en tant que nous sommes des chaudières régulièrement alimentées en combustible,
- et à la fois des systèmes informationnellement clos en tant que nous sommes des systèmes autopoïétiques.
Le modèle autopoïétique s’appuie sur le modèle homéostatique de Cannon, en y précisant toutefois un détail dont la portée est centrale : là où Cannon restait dans le flou concernant les rapports entre perturbations extérieures et comportement régulateur du système, Varela précise clairement que :
« toutes les références de l’homéostasie (sont des) références internes au système lui-même . »
Il précise ici une chose fondamentale qui avait échappée à Cannon : les caractéristiques homéostatiques d’un système vivant, c'est-à-dire ses caractéristiques auto-régulatrices, sont en totalité internes. Un système vivant ne peut pas être informé de l’extérieur.
L’extérieur le soumet à des contraintes telles que niveau de température, de lumière, taux d’humidité, absence ou abondance de nourriture, stress, etc., mais ces contraintes ne fonctionnent pas comme des commandes, elles n’instruisent pas le système ; c’est le système lui-même qui s’auto-régule sur la base des caractéristiques neurophysiologiques, psychologiques, sociologiques, qui sont les siennes. Et si vous avez du mal à comprendre cette chose qui pourtant va totalement de soi, c’est que votre mode de penser est encore déterminé par le paradigme mécaniste : vous modélisez le vivant comme une machine et non comme un système autonome. Votre capacité à maintenir votre température interne à 37 ° quelle que soit la température extérieure est-elle déterminée par la température extérieure ou par votre propre organisation physiologique ? Répondez et tirez les implications logiques de votre réponse…
Nous avons vu en L1 qu’un système produit sa frontière, c'est-à-dire aussi sa clôture, à travers le fait que ses parties composantes entretiennent entre elles des relations d’interdépendance qu’elles n’entretiennent avec aucun autre élément : sa frontière est tout simplement tracée par la puissance et la régularité des interactions entre les parties composantes du système, qui en font une unité concrète.
Identité, unité, autonomie :
Clôture, identité et unité se produisent en fait dans le même mouvement, en même temps, de manière circulaire : la production de la clôture (c'est-à-dire d’une frontière) implique l’émergence d’une identité propre, d’une unité et d’une autonomie (relative) pour ce qui devient un système qui se distingue alors lui-même de son environnement.
Varela et Maturana ajoutent que « (…) l’identité du système, que nous appréhendons comme une unité concrète, provient de l’interdépendance des processus. Ces systèmes produisent leur identité; ils se distinguent eux-mêmes de leur environnement: c’est pourquoi nous les nommons autopoïétiques . »
Tous les systèmes vivants, par le fait de leur clôture dont émergent unité et autonomie, se distinguent eux-mêmes de leur environnement : vous, pas plus qu’une amibe, ne vous confondez avec votre voisin, et votre voisin vous identifie sans peine comme différent de lui.
Nous avons passé ici en revue quatre caractéristiques des systèmes vivants :
- clôture
- unité
- identité
- autonomie
Un degré suffisant d’autonomie, d’identité et d’unité se définit donc à travers une clôture suffisante du système en cause. Varela qualifie ce type de clôture d’« opérationnelle », car elle ne se confond évidemment pas avec une paroi étanche. A ce propos retenons trois choses :
- tout système vivant est à la fois clos et ouvert : informationnellement clos et thermodynamiquement ouvert,
- les logiques d’auto-production des systèmes vivants sont déterminées par leurs caractéristiques internes.
Il est prudent de ne pas chercher à linéariser ces caractéristiques des systèmes vivants dans la mesure où elles constituent un seul et même processus circulaire : vouloir leur imaginer un ordre linéaire consiste à s’engluer dans le faux problème de la poule et de l’œuf.
Est-ce la clôture qui définit l’identité, ou l’unité qui définit la clôture ? Est-ce l’autonomie qui définit la frontière, ou est-ce l’inverse ? Cette forme de questions est non congruentes pour la description de ces processus.
Je vous l’ai dit, il est nécessaire de formaliser logiquement les relations entre : « système », « identité », « unité », « autonomie », « frontière » et « clôture opérationnelle » avec d’autre outils logiques que ceux du mécanicisme : les logiques circulaires bouclées qu’on appelle rétroactions ou encore feedback, telles que Walter Cannon en biologie, puis Norbert Wiener en cybernétique les ont décrites, trouvent ici leur plein emploi. Il est impossible de proposer une hiérarchisation linéaire des éléments en cause.
L’univers du vivant, lorsqu’il s’agit de décrire le vivant vivant et non le vivant mort dissocié en morceaux, contraint à une rupture avec les logiques mécanistes de causalité linéaire chaînée et de réductionnisme ; il semble ne montrer, à l’infini, que des effets de boucles récurrentes et rétroactives. La vieille question de la poule et de l’œuf est donc abandonnée et plus encore, chaque fois que je m’arrête sur une de ces caractéristiques pour vous la décrire, j’introduit un arbitraire qui nous éloigne du processus global dont ces caractéristiques sont des composantes en fait indissociables. C’est le problème du langage : rappelez-vous, le langage est un processus discontinu ; or, ce que nous tentons de décrire ici est un processus continu… mission impossible pour le langage !
En revanche, une modélisation graphique simple se montre parfaitement adéquate pour mettre en évidence le caractère continu du processus d’autoproduction :
A propos, qu’est-ce qui fait que le problème de la poule et de l’œuf est un faux problème ?...
C’est l’énoncé lui-même qui est faux : le problème est posé à partir d’une logique inadéquate à une approche de l’évolution du vivant.
Pour résumer, reprenons la définition que propose Francisco Varela et qui condense en peu de mots l’essentiel des éléments que nous venons de poser :
« Nous dirons d’un système autonome qu‘il est opérationnellement clos si son organisation est caractérisée par des processus:
a) dépendant récursivement les uns des autres pour la génération et la réalisation des processus eux-mêmes, et
b) constituant le système comme une unité reconnaissable dans l’espace (le domaine) où les processus existent . »
Nous pouvons à présent commencer à répondre à cette question fondamentale : pourquoi ne pouvons-nous pas nous informer mutuellement ? Pourquoi je ne peux pas vous informer et pourquoi vous ne pouvez pas m’informer.
L’auto-information :
Nous avons vu qu’un système vivant est par définition circonscrit dans ses frontières à travers lesquelles il produit son identité, son unité et son autonomie ; nous avons vu, de même, que les régulations que produit un système vivant pour maintenir stable son organisation malgré les variations permanentes des perturbations que lui inflige le milieu, ces régulations ne sont pas produites par le milieu, mais par le système lui-même grâce à son organisation physiologique… Ces régulations sont des informations : le milieu inflige des perturbations, le système produit de l’information de façon à maintenir stable son organisation malgré ces perturbations.
En d’autres termes, un système vivant est auto-informant. Cette caractéristique est encore plus difficile à intégrer que les précédentes, parce qu’elle vient s’opposer à toutes nos croyances concernant la circulation de l’information entre les êtres vivants : elle est typiquement contre-intuitive, c'est-à-dire hors paradigme-maître. Du point de vue du « scientifique normal » tel que le définit Kuhn, la caractéristique auto-informationnelle du vivant n’est pas une énigme, c’est une anomalie.
Le paradigme maître mécaniste (ou cartésien) définit le vivant comme une machine et une machine est parfaitement informable de l’extérieur : quand je tape mon cours dans mon ordinateur, j’informe mon ordinateur puisque j’y introduit des éléments nouveaux. Mais ce que je peux faire avec mon ordinateur, je ne peux évidemment pas le faire avec vous : le bruit que je fais se heurte en permanence à vos frontières et c’est vous qui, à partir de ce bruit, produisez ou non de l’information, une information différente pour chacun d’entre vous, puisque ce que vous allez saisir de mon bruit est fonction de ce que vous êtes déjà, de votre identité actuelle c'est-à-dire des connaissances et croyances par lesquelles vous vous produisez en tant qu’êtres intellectuels.
Francisco Varela précise ceci :
« En postulant que la clôture d’un système est l’aspect majeur à considérer, nous avons abandonné les notions d’entrée et de sortie; et la direction du flux d’information a perdu toute signification. »
Que signifie « nous avons abandonné les notions d’entrée et de sortie ; et la direction du flux d’information a perdu toute signification. » ?
Cela signifie qu’un système vivant n’a ni entrée ni sortie informationnelle : aucune information ne circule entre nous, il n’y a aucun flux d’information entre les êtres vivants. J’ajouterais que les seuls flux effectivement repérables sont des flux communicationnels.
L’information est un processus interne, tout système vivant est un système auto-informant qui produit lui-même son information à partir des perturbations, des contraintes -Atlan parle de bruit- en provenance de son environnement.
Francisco Varela le résume ainsi :
« Les machines autopoïétiques n’ont ni imputs ni outputs. Des évènements extérieurs peuvent les perturber, et elles peuvent subir des transformations structurales internes, afin de compenser ces perturbations. Si les perturbations se répètent, la machine peut, à son tour, répéter des séries de transformations internes. Mais toute relation qu’on peut trouver entre une série de perturbations et une série de transformations internes appartient au domaine dans lequel la machine est observée, et non pas à son organisation: ce faisant, l’observateur traite la machine autopoiétique comme une machine allopoiétiques . »
Un système vivant génère donc son information à l’intérieur de lui-même, à partir des perturbations du milieu. Les changements structuraux qu’il opère servent à compenser l’effet déstabilisateur de ces perturbations. Je le répète : ce ne sont pas les perturbations qui opèrent ces changements, c’est le système lui-même qui les opère pour trouver un nouvel état suffisamment stable, compatible avec le maintien de son organisation.
Nous avons mentionné deux nouveaux concept, qu’il nous faut donc définir : organisation et structure.
L’organisation :
Humberto Maturana en propose la définition suivante :
« Lorsque je parle d’organisation, je fais référence uniquement et de façon exclusive à la configuration des relations existant entre les parties composantes et l’unité composite qui constitue son identité en tant que classe. Par conséquent, la configuration de relations entre les composants qui constituent une vache en tant que vache, est l’organisation «vache» »
Francisco Varela précise que les systèmes autopoïétiques maintiennent « invariante leur organisation », il ajoute qu’un système autopoïétique « engendre et spécifie continuellement sa propre organisation ».
Qu’est-ce que l’organisation dans un système vivant ?
« (...) une machine autopoïétique engendre et spécifie continuellement sa propre organisation. Elle accomplit ce processus incessant de remplacement de ses composants, parce qu’elle est continuellement soumise à des perturbations externes, et constamment forcée de compenser ces perturbations. Ainsi, une machine autopoiétique est un système homéostatique (ou, mieux encore, à relations stables) dont l‘invariant fondamental est sa propre organisation (le réseau de relations qui la définit) .»
L’organisation d’un système vivant, ce sont donc les différents éléments de sa configuration globale en tant que membre d’une espèce, les invariants de cette espèce ; l’ensemble des éléments qui le situent dans une classe d’objets (la classe « bovins » par exemple).
La classe des vaches se spécifie par un certain nombre de caractéristiques, de propriétés et de qualités. Par définition, toutes les vaches du globe possèdent la même organisation. Leurs naseaux sont toujours à la même place, elles ont toutes quatre pattes et leur pis 4 tétines. Leurs systèmes nerveux, immunitaire et hormonal obéissent aux mêmes règles, leur génome est identique, etc. L’organisation est un invariant. Tous les systèmes vivants sont descriptibles en tant qu’appartenant à une classe d’objets, à partir de la description de leurs invariants c'est-à-dire de leur organisation.
L’organisation est donc ce qui ne change pas d’un individu à l’autre au sein d’une espèce et donc aussi ce qui ne change pas dans un individu donné tout au long de son existence.
L’organisation dans un système vivant, ses configurations invariantes, définissent les conditions de l’adaptation d’une espèce, c'est-à-dire sa capacité à prospérer dans un milieu donné.
La structure :
Abordant le concept de structure, Humberto Maturana précise:
« La notion de structure au contraire se réfère aux composants et à leurs relations qui réalisent à un moment spécifique une unité particulière d’un type donné . »
Francisco Varela précise que :
« L’ensemble des relations effectives entre les composants présents dans une machine concrète dans un espace donné constitue sa structure . »
En d’autres termes, la structure d’un système vivant est ce qui le spécifie comme processus particulier, comme individu particulier et non plus dans sa classe d’objets.
A l’inverse de l’organisation qui se spécifie à travers un non-changement, à travers des invariants, la structure se spécifie donc par le fait qu’elle est le lieu d’un changement permanent, à travers un univers indéfini de variables. Nous parlons ici du remplacement permanent des cellules de l’organisme, des micro-régulations permanentes du fonctionnement homéostatique, mais aussi de la production quasi permanente d’information par laquelle vous, en tant qu’êtres intellectuels et sensibles, vous vousauto-produisez.
En observant un être vivant mort, il est possible de percevoir une partie non négligeable, de son organisation : par exemple, il est toujours possible de le situer dans sa classe d’objets ; en revanche, la totalité de sa structure a disparu.
Nous saisissons ici l’impasse dans laquelle la médecine moderne peut se trouver, dans la mesure où elle s’est largement fondée sur l’étude du cadavre et de ses morceaux découpés : il lui est extrêmement difficile de formaliser le registre « structure » dont, par principe, elle ignore l’existence-même. La psychologie réductionniste est dans ma même impasse : l’une pas plus que l’autre ne sont en mesure de modéliser les fonctionnements du vivant dans son quotidien, c'est-à-dire les jeux complexes d’interactions non-prévisibles et leur influence sur la santé organique et mentale des individus et des groupes. Elles sont toutes les deux prisonnières de la notion d’être statistique : elles ne connaissent que des « hommes moyens » qui n’ont jamais existé et qui n’existeront évidemment jamais.
La structure est donc ce qui change sans cesse dans un individu et entre les individus tout au long de leur existence.
Organisation et structure :
Humberto maturana insiste sur ce que la combinaison de ces deux niveaux implique, dans la description du vivant « vivant » :
« Cette distinction nous permet de réaliser quelque chose de fondamental dont nous ne nous apercevons pas dans notre vie quotidienne: la distinction, dans un système, de ce qui est invariant et de ce qui change.
« Etant donné que la structure d’un système a plus de dimensions que son organisation puisqu’elle comprend les composants et plus de relations que l’organisation, cette structure peut changer en conservant ou non l’organisation. Si la structure du système change avec maintien de l’organisation, le système reste le même. C‘est cela que nous reconnaissons lorsque nous disons à quelqu’un « vous avez vieilli ces 20 dernières années ». Par cette phrase, nous laissons entendre que la structure a changé, mais que l’organisation a été conservée. Lorsque la structure change et que l’organisation du système n’est pas conservée, alors le système se désintègre . »
La structure, celle qui est la nôtre et que nous partageons avec les êtres avec lesquels nous sommes couplés, êtres biotiques et non biotiques (êtres vivants et objets usuels tels que téléphone cellulaire, lecteur MP3, voiture), la structure comprend bien entendu la totalité de l’organisation, c'est-à-dire les configurations invariantes de l’espèce à laquelle nous appartenons (organes et modes physiologiques génétiquement réglés), mais elle comprend en plus l’ensemble des relations et interactions que nous ne pouvons pas éviter d’entretenir avec le milieu et avec nos contextes biotiques et non biotiques. La structure est donc plus riche que l’organisation.
Les seules limites aux modifications de la structure et à son expansions sont celles de la conservation de l’organisation : le tabac que vous fumez fait partie de la structure, il est cependant possible qu’un jour il enclenche un processus désintégrateur de votre organisation. Idem pour le walkman avec vos oreilles et la voiture.
Remarquons que le psychologue, comme le psychothérapeute, n’interviennent que dans la structure qui est alors en même temps la leur et celle de leurs clients.
Déterminés par la structure :
A partir de ces remarques, Maturana pose une loi fondamentale pour le vivant :
« Nous devons accepter le fait qu’avoir affaire à des systèmes vivants équivaut à avoir affaire à des systèmes déterminés par leur structure . »
Il faut bien saisir que le registre de l’organisation, puisqu’il comprend les invariants d’une espèce, résume la capacité d’une classe d’objets vivants à assurer sa pérennité.
Une classe d’objets, c’est par exemple une espèce animale ou une société animale (humains compris). L’organisation désigne les invariants de ces systèmes, c'est-à-dire leur potentiel adaptatif : s’ils se développent c’est qu’ils sont adaptés au milieu dans lequel et ils vivent, s’ils disparaissent c’est qu’ils ne le sont plus : l’exemple le plus simple est une modification du milieu qui le rend incompatible avec l’organisation de l’espèce en question (la disparition des dinosaures ou la dissolution d’un couple, par exemple).
Quant à la structure, qui spécifie le vivant, non plus dans le registre des classes d’objets, mais dans celui des variables individuelles et inter-individuelles, c'est-à-dire dans ce qui fait qu’aucun humain par exemple, ne ressemble à un autre ou qu’aucune interaction ne ressemble à une autre, elle offre un intérêt fondamental pour la psychologie clinique : les processus mentaux de tous ordres, affectifs et cognitifs, les processus interactionnels quels qu’ils soient, sont de la structure en fonctionnement.
La structure est l’ensemble des variables qui caractérisent la vie comme processus interactionnel constant. La structure est le lieu qui contient toute la psychologie comme pratique et comme science. Elle est par définition plus riche et plus large que l’organisation dont elle déborde sans cesse les frontières. Il y a chez le vivant une structure intra-corporelle, étudiée par la physiologie et une structure extra-corporelle : les interactions et leurs effets momentanés ou durables, étudiés par la psychologie clinique et la sociologie. Mais les frontières entre la structure physiologique et la structure psychologique sont difficiles à définir : l’influence réciproque d’un niveau sur l’autre est constant.
Le vivant est donc déterminé par la structure en ce que l’histoire de la vie d’un individu n’est que l’histoire de sa structure, l’histoire des interactions qui, tout au long de son existence, l’auront produit dans un changement permanent.
L’identité :
Nous avons vu que l’identité biologique est un processus co-émergent de la clôture, de l’unité et de l’autonomie d’une entité individuelle.
Il nous faut à présent distinguer deux niveaux au moins dans le processus identitaire : l’identité biologique (celle que nous avons défini plus haut) et l’identité sociale qui est un processus co-émergent de la clôture, de l’unité et de l’autonomie d’une entité sociale (couple, famille, communauté, société).
Ces deux formes d’identité sont modélisables à partir des mêmes critères.
L’identité biologique relève de l’action d’un être biologique se distinguant de son milieu. L’identité d’un système vivant manifeste son « unité concrète », ce qui le rend visible et consistant pour ses congénères et pour les autres systèmes vivants dont l’équipement neurobiologique est compatible du point de vue de la perception : ils peuvent se poster en tant qu’observateur, sachant que ce qu’ils observent, ce n’est pas l’autre : ce qu’ils observent c’est une interaction entre eux et cet autre.
« Les machines autopoïétiques ont une individualité : en maintenant invariante leur organisation, elles conservent une identité indépendante qui entre en interaction avec l’observateur . »
Il faut insister sur ceci que cette identité biologique n’est pas, comme c’est le cas avec un être minéral par exemple, imposée par l’œil de l’observateur : c’est le système vivant lui-même qui l’impose à travers ce jeu stable d’interdépendances entre ses parties composantes, lequel jeu stable d’interdépendances produit une frontière perceptible, entre ce système vivant et son environnement.
L’identité sociale se définit dans les mêmes termes. Elle émerge de la régularité des jeux entre ses composants que sont les humains qui appartiennent à un même groupe (dit : groupe d’appartenance). Un groupe d’appartenance est comparable à un organisme ; il est alors définissable comme un système, dans lequel le tout est plus que l’ensemble de ses parties.
Sur la conscience :
Remarquons aussi que cette caractéristique d’auto-production identitaire redéfinit le concept de conscience, dans la mesure où il est possible de soutenir un degré d’homologie non négligeable entre auto-production identitaire et conscience, ce qui permet de poser que le processus d’auto-production identitaire et le processus de conscience sont un seul et même processus.
Cela implique que l’ensemble des systèmes vivants, tous les végétaux et tous les animaux, seraient donc, certes à des degrés très divers de complexité, doués de conscience, puisqu’ils s’auto-produisent ; et cela jusqu’au degré de conscience spécifique des grands primates et en particulier de l’humain, qui est la conscience de soi.
Gregory Bateson, qui défendait cette position, parlait d’esprit « mind » autant pour un arbre que pour un homme.
Lire absolument :Gregory Bateson (1979) La nature et la pensée. Le seuil.
S’agissant d’un système familial ou communautaire, nous verrons que les identités, familiale, communautaire, sociale, émergent à partir des mêmes processus que ceux que j’ai décrit plus haut ; ce qui permet de poser l’hypothèse d’une conscience familiale, communautaire ou sociale. Cette conscience est actuellement modélisée en terme de mythe : mythe familial, mythe communautaire, mythe social, qui s’effectuent et se transmettent à travers des rituels d’appartenance.
L’autoréférence :
La clôture qui caractérise les systèmes vivants, leur caractéristique auto-informationnelle, se traduit chez l’humain par un rapport très particulier à la connaissance, qui est le phénomène d’autoréférence ; nous sommes en permanence le centre de notre monde. Chaque perturbation que le milieu dans lequel nous vivons nous inflige est régulée par nous de façon homéostatique, c'est-à-dire dans le but de maintenir aussi stable que possible notre structure.
Ainsi, face à ce que vous apprenez et qui contrarie vos croyances, vous montrez une tendance irrépressible à le rejeter comme non avenu.
Je traduis : parmi les perturbations que je vous inflige avec ce cours, celles qui sont trop hétérogènes de votre identité intellectuelle et émotionnelle sont impitoyablement rejetées par vous.
Ensuite, elles auront trois destins possibles :
- soit vous voulez malgré tout avoir votre examen de fin d’année et vous apprendrez par cœur mon cour dès qu’il sera sur le portail,
- soit ces perturbations restent décidément trop hétérogènes de votre identité intellectuelle et émotionnelle, et ce que je trouverai dans votre copie sera une invention personnelle sans aucun rapport ave le contenu du cours,
- soit la réussite à l’examen n’est pas votre priorité et vous me rendez feuille à peu près blanche…
quant aux autres perturbations que je vous inflige, celles qui ne sont pas trop hétérogènes de votre identité intellectuelle et émotionnelle, vous allez les transformer en informations utilisables à la fois pour vous dans votre vie et pour l’examen.
Qu’observons-nous, quand nous observons quelque chose ?
Je vous disais plus haut que les systèmes vivants dont l’organisation neurologique est compatible peuvent se poster en tant qu’observateur d’autres systèmes vivants, sachant que ce qu’ils observent, ce n’est pas l’autre : ce qu’ils observent c’est une interaction entre eux et cet autre.
Cette remarque conduit à un constat plus radical encore : un système vivant qui observe un objet, vivant ou non, construit en fait cet objet à partir de ce que ses propres caractéristiques neuro-cognitivo-psycho-socio-culturelles peuvent construire, en termes de formes et de couleurs par exemple.
Mais dans tous les cas, observer c’est interagir, et ce que nous appelons « observation » n’est pas autre chose que l’effet des changements structuraux auto-produits sous la pression des perturbations générées par cette interaction avec l’objet.
Quand je dis que j’observe une couleur, j’évoque sans le savoir le processus interne qui me fait produire telle ou telle couleur à partir d’une perturbation de type ondulatoire (et je ne peux qu’ignorer les éventuelles couleurs qui peuvent être produites par d’autres organismes à partir de l’infrarouge et de l’ultraviolet car ces longueurs d’onde n’existent pas pour mon système neurologique, alors qu’elles existent pour celui de l’abeille).
Je vous prie de ne jamais oublier cette définition lorsque vous serez psychologues : elle redéfinit et conditionne très puissamment l’action du psychologue clinicien. En effet, elle réduit à néant toute prétention à l’objectivité : je n’observe que les mondes que mon organisme (organisation et structure) peut construire, à partir des perturbations significatives pour lui, et ce que j’observe en fait, ce n’est jamais autre chose qu’une interaction entre moi et un autre.
Ces remarques, parmi beaucoup d’autres, ont permis de produire un modèle qui est aujourd’hui admis par la plupart des chercheurs de haut niveau dans les sciences les plus diverses et dont je vous ai parlé l’an dernier : le modèle constructiviste.
Je vous l’ai dit : la caractéristique auto-informationnelle du vivant implique une critique radicale de la prétention à l’objectivité, c'est-à-dire du pouvoir d’un observateur à se prétendre extérieur au système qu’il observe et décrit.
J’ai personnellement un regret : ce ne sont pas des psychologues qui ont développé ces remarques si importantes pour la psychologie, ce sont des physiciens avec les développements de la physique quantique. Et les psychologues peinent beaucoup à prendre le train en marche.
Vous vous souvenez probablement des remarques faites par le physicien Bernard d’Espagnat (1990 Penser la science ou les enjeux du savoir, Dunod) :
« la science ne peut fournir une vraie description discursive de la réalité indépendante. (...) Elle n’atteint pas vraiment le réel tel qu’il est. » (p 259)
Humberto Maturana souligne ce rapport très particulier que les systèmes vivants entretiennent avec le monde extérieur, à partir d’expériences d’optiques faciles à reproduire et que vous avez expérimentées dans un TD en L1 :
« Nous ne percevons pas entre les erreurs et les non erreurs dans l’expérience de l’action, nous ne distinguons pas entre la perception et l’illusion dans l’expérience de cette situation . »
Deux remarques à l’appui du modèle constructiviste :
Sur une base purement neuro-biologique, si nous opérons un décompte du nombre des neurones sensoriels et sensitifs, par rapport à celui des neurones corticaux, nous trouvons un rapport global de 1 pour 100 000. Ce qui signifie que le cerveau humain s’auto-consulte environ 100 000 fois plus qu’il ne consulte les perturbations qui lui proviennent de l’extérieur.
En outre, nos neurones sensoriels et sensitifs, visuels, auditifs, olfactifs, tactiles… ne savent tous faire qu’une seule chose : 80 millivolts. C’est avec des vagues de n fois 80 millivolts que nous construisons nos univers perceptifs.
Francisco Varela nous en offre une illustration avec le rapport œil-cerveau :
« L’activité, à l’intérieur du cerveau (...) ressemble à un système autonome. Concrètement, par exemple, la rétine n’envoie pas une information au noyau thalamique, le premier point de connexion de la rétine, comme le ferait un fil de commande. Chaque neurone, à l’intérieur du noyau thalamique, est en réalité connecté à 80 % avec d’autres neurones situés à l’intérieur du cerveau; seules 20 % des connexions arrivent à la rétine. Ce fonctionnement ne peut être comparé avec une image qui entrerait, puis serait traitée par paliers successifs. Le fonctionnement du cerveau ressemble beaucoup plus à une conversation très animée au cours de laquelle arrive soudain une autre personne, qui émet des opinions. C’est un phénomène qu’un neurobiologiste a nommé cocktail party effect. Le cerveau fonctionne en permanence ; il reçoit des informations sous la forme d’une interaction, d’un couplage sensoriel. Ce couplage n’est pas du tout reçu comme une commande, qui va être traitée par paliers successifs, mais plutôt sur le mode de la modulation d’une activité intrinsèque. Cette activité intrinsèque explique -et ce point est essentiel- pourquoi chacun d’entre nous voit des choses différentes selon les circonstances. »
Francisco Varela, 1997, « connaissances et représentations ». Institut du management d’EDF et de GDF.
L’humain n’est pas instructible :
La portée de cette description des processus de changements dans les systèmes vivants est considérable : en effet, elle anéantit le modèle mécaniste de l’instruction ou de la commande pour ce qui concerne le vivant. Qu’est-ce que le modèle mécaniste de l’instruction ou de la commande ? C’est le modèle qui dessine l’humain comme une machine qu’il est possible de modifier, c'est-à-dire d’instruire, par des informations externes, comme on change une pièce ou comme on charge un logiciel dans un ordinateur.
Cette description par Varela du processus de perception, souligne fortement une caractéristique du vivant, fondamentale pour le psychologue et le psychothérapeute : cette caractéristique est la non-instructibilité du vivant. Elle redéfinit radicalement les formes efficaces de l’entretien à visée psychothérapeutique, tout comme celles de l’entretien psychologique
Face à une tentative d’instruction, un humain (comme tout système vivant) peut réagir de deux manières :
- soit il possède les moyens physiologiques, intellectuels, émotionnels, d’y résister et il fait barrage à la tentative d’instruction (comme vous avec les cours que vous vivez comme rébarbatifs),
- soit il n’en a pas les moyens et il ne peut que subir cette instruction, qui tend alors à le détruire. C’est ce qui se passe chez les humains qui subissent un événement à valeur traumatique : cet événement engage un processus de décomplexification psychophysiologique qu’on appelle Syndrome de Stress Post Traumatique.
Nous verrons au fil des années qu’un entretien à visée psychothérapeutique, pour être à la fois efficace et respectueux de la personne qui se confie au thérapeute, ne peut se dérouler que sur la base des mondes identitaires de cette personne et surtout pas sur la base des certitudes du thérapeute. Le couplage particulier qu’est un entretien à visée psychothérapeutique, se construit certes autour du désir de changement exprimé par la personne, mais sans jamais oublier que ce désir de changement est, dans tous les cas un désir de non-changement ! souvenez-vous de la définition de ce qu’est un système et de la fonction homéostatique :
Un système c'est un ensemble d'éléments liés par des interactions dynamiques spécifiques et organisés en fonction d'une finalité, à savoir produire et maintenir son organisation.
les systèmes vivants sont organisés en fonction d'une finalité : produire et maintenir leur organisation. Lorsque des perturbations suffisamment fortes et récurrentes assaillent une personne, un couple, une famille, une équipe, et qu’ils se montrent incapables de produire les informations qui rendraient ces perturbations supportables ou qui les feraient disparaître en tant que perturbation, la demande ne peut être que : « aidez-nous à nous débarrasser de ces perturbations sans changer ! Aidez-nous à ne pas changer ! ». C’est sur ces bases que se construit une suite d’entretiens à visée psychothérapeutique.
couplage et destins de couplage :
J’ai employé plusieurs fois le terme « couplage ». En biologie, le terme couplage désigne le fait que deux ou plusieurs organismes vivants sont contraints de co-exister sur un temps plus ou moins long (cellules, organes, membres d’une famille ou d’une équipe, promotion d’étudiants, etc.) ou qu’un organisme vivant est contraint d’entretenir un lien plus ou moins permanent avec un objet (voiture, téléphone cellulaire, par exemple).
Les humains, comme les cellules et les bactéries qui les composent, subissent des couplages avec leurs congénères, sans interruption tout au long de leur vie. Le développement d’un humain n’est donc jamais autre chose qu’une histoire de couplages, une histoire de co-développement. Le terme exact est « co-ontogenèse ».
Humberto Maturana la définit dans les termes suivants :
« La co-ontogénèse signifie seulement une chose. A change de toute façon, et B change de toute façon (...). La co-ontogénèse signifie que ces changements inévitables de A sont contingents aux interactions avec B et avec le milieu que j’appellerai C, avec le milieu non biotique, et que les changements inévitables de B suivent un cours contingent aux interactions de B avec A et avec C. La co-ontogénèse est une histoire de changements structurels de deux systèmes dépendant de leurs interactions récurrentes. Nous sommes tout le temps immergés dans la co-ontogénèse.»
La co-ontogenèse implique donc une inévitable influence réciproque entre A et B, et de C le milieu sur A et B. Mais tout futur psychologue doit retenir que l’influence que A exerce sur B est contingente à ses intentions, dans le même temps que l’influence que B exerce sur A est contingente à ses intentions : pourquoi ?
Nous avons vu que les système vivants ne sont pas instructibles et qu’ils sont auto-informants. Ces caractéristiques impliquent que, lorsque nous communiquons, les messages que nous adressons à l’autre sont codés à partir des composants de notre monde propre : pour l’autre, ils ne sont que des perturbations qu’il régulera en fonction des besoins de son monde propre… et réciproquement.
A et B ne peuvent donc que dériver dans un processus de changement inévitable et contingent à leurs intentions : on parle alors de dérive naturelle.
Couplage et dérive naturelle :
Une questions se pose alors, à laquelle il est impératif d’apporter une réponse consistante : comment, bien que nous n’ayons ni entrée ni sortie informationnelle et que, donc, nous ne puissions pas nous informer mutuellement, parvenons-nous malgré tout à fonctionner ensemble de manière viable et avec cette impression que nous nous informons mutuellement plutôt bien ?
ou plutôt devrais-je dire : comment, malgré le fait que l’humain montre une telle intolérance à l’humain et que tous les prétextes lui soient bons pour massacrer l’autre, comment malgré cette terrible réalité de toujours, pouvons-nous persister à nous faire croire que nous nous informons mutuellement plutôt bien ?
Car sur ces point, il faut d’abord quand même remarquer deux choses :
1. si nous nous observons un tant soit peu, nous constatons très souvent que nous sommes dans de perpétuels malentendus les uns avec les autres,
2. les humains montrent d’énormes difficultés à fonctionner ensemble de manière viable. Aussi loin que nous puissions remonter dans l’histoire humaine et même proto-humaine, nous pouvons constater que l’humain n’a jamais cessé de massacrer l’humain et de lui infliger les pires tourments. Le Stalinisme et le nazisme, c’était il y a 60 ans, le Kossovo et ses charniers, c’était il y a 15 ans et l’Afrique, l’Irak, l’Afghanistan et leurs massacres quotidiens, c’est toujours encore maintenant. etc, etc.
Au milieu de cette permanente tempête guerrière donc, il est malgré tout possible d’observer des espaces de fonctionnement viable. Je dis bien « viable » : rien de plus.
Reprenons ce que dit Varela :
« Les machines autopoïétiques n’ont ni imputs ni outputs. Des évènements extérieurs peuvent les perturber, et elles peuvent subir des transformations structurales internes, afin de compenser ces perturbations. Si les perturbations se répètent, la machine peut, à son tour, répéter des séries de transformations internes. . »
De quoi s’agit-il ? il s’agit d’un processus assez simple : face aux mêmes perturbations suffisamment répétées, un système vivant répète à son tour des séries de transformations internes. Il s’agit donc d’une forme d’apprentissage. Quand deux systèmes vivants sont ainsi couplés, les perturbations sont inévitablement à double sens (A influence B qui influence A). les effets de ces régularités se décrivent en terme de coordinations d'actions. Daniel Stern décrit ce processus entre mère et nourrisson en termes d’accordage.
Le problème, pour A autant que pour B, est que la caractéristique autoréférencielle de l’humain leur donne évidemment l’illusion qu’ils ont instruit l’autre (l’histoire des rats de laboratoire) (par exemple un parent ou un enseignant, a l’illusion qu’il a instruit l’enfant ou l’adolescent concerné pendant que l’enfant ou l’adolescent a l’illusion qu’il a instruit le parent ou un enseignant ; vous avez l’illusion d’avoir dressé votre chien pendant que le chien a l’illusion qu’il vous a instruit).
Les humains restent donc systématiquement aveugles sur deux points :
- A est certain d’influencer B et il est tout aussi certain de ne pas avoir été influencé par B ; il pense donc que B a changé mais que lui-même n’a pas changé… dans le même temps que B est certain d’influencer A et il est tout aussi certain de ne pas avoir été influencé par A ; il pense donc que A a changé mais que lui-même n’a pas changé…
- De plus, tous deux persistent à se faire croire que les changement perçus chez l’autre ne sont pas contingent à leurs intentions et qu’ils l’ont bel et bien instruit.
Coordinations d'actions :
Nous parlons bien de coordinations d'actions, pas de coordinations d'intentions.
Le problème par rapport à l’action est multiple :
- Il y a en effet ce qu’on dit qu’on va faire,
- ce qu’on croit faire
- ce qu’on fait réellement
- et ce qu’on pense avoir fait…
avec les effets, non pas de ce qu’on a cru faire, mais de ce qu’on a effectivement fait.
Ce qui se coordonne ce ne sont pas les intentions, ce sont les actions.
Et un psychologue ne doit jamais oublier que parler est une action, avec des effets (contingents à ses intentions) sur la ou les personnes avec lesquelles il est couplé et réciproquement.
Communiquer est une action :
Vous pouvez ne pas parler, mais vous ne pouvez pas ne pas communiquer, vous ne pouvez pas ne pas avoir d’effets sur la ou les personnes avec lesquelles vous êtes couplés, et réciproquement.
Mais reprenons cette petite phrase de Varela :
« Si les perturbations se répètent, la machine peut, à son tour, répéter des séries de transformations internes. »
Entre deux systèmes vivants, vous et votre chien par exemple, ou vous et votre flirt, ou vous et moi, si les perturbations que nous ne pouvons pas ne pas nous infliger mutuellement se répètent suffisamment à l’identique, nous allons peu à peu nous mettre à répéter les mêmes sériés de transformations internes, c'est-à-dire des apprentissages : nous allons nous coordonner les uns avec les autres.
Ce concept de coordinations d'actions revêt une grande importance pour qui veut construire un modèle à la fois suffisamment complexe et suffisamment opératoire de l’entretien à visée psychothérapeutique.
Nous pouvons distinguer plusieurs niveaux logiques dans le processus de coordinations d'actions.
Coordination interpersonnelle d’action.
Précisons que, pour qu’entre l’action du sujet A et l’action du sujet B il y ait coordination, il ne suffit pas qu’il y ait couplage entre eux : un couplage implique une perturbation contingente réciproque, une influence circulaire d’un système vivant sur un autre système vivant, mais pas nécessairement une coordination de ces actions. De fait, il est facile de montrer que la coordination émerge :
- Soit de la récurrence des mêmes jeux de perturbations réciproques, c’est le processus le plus fréquent, qui définit les formes les plus courantes de l’apprentissage (apprentissages 1 et 2 selon Bateson),
- Soit du caractère très prégnant d’une perturbation isolée, processus moins fréquent qui est lié :
o soit au caractère traumatisant de la perturbation (événement traumatique (apprentissage 0 selon Bateson),
o soit au caractère très pertinent de la perturbation (injonction ou interprétation pertinente en thérapie, rencontre significative : apprentissage 3 selon Bateson),
De ces différentes modalités de coordination émerge, entre les protagonistes, une signification, c'est-à-dire un « je sais quoi faire à cet instant dans cette situation ! », dans lequel tous deux croient avoir instruit l’autre...
Ce que Daniel Stern appelle l’accordage entre mère et nourrisson est une illustration de la co-construction de coordinations interpersonnelles d’actions : en quelques semaines, émerge entre eux un « je sais quoi faire à cet instant dans cette situation ! », dans lequel tous deux croient avoir instruit l’autre...
Coordinations sociales d’actions.
Pour que cette coordination d’action devienne un phénomène social, il faut et il suffit que ce modèle de perturbations réciproques A inter B suffisamment redondantes, s’étende à un groupe social de type A inter B inter C inter D inter N inter A ; elles entraînent des jeux de rétroactions qui, bien que toujours contingents, montrent un niveau de redondance équivalent. Nous sommes alors devant un jeu de coordinations récurrentes d’actions sociales, qui dessinent une danse collective, dont les diverses figures deviennent assez largement prédictibles (apprentissage niveau 1, puis de niveau 2 pour Bateson). L’expérimentation en psychologie animale et humaine montre que ce que nous appelons cohérence sociale ou cohérence du groupe, n’existe et ne perdure qu’à partir d’un degré suffisant et suffisamment constant des mêmes coordinations d’actions, c'est-à-dire d’un apprentissage réciproque suffisant.
coordinations linguistiques d’actions.
Elles consistent à se coordonner à distance, au moyen d’une signalétique plus ou moins étendue, faite de signaux vocaux. Dans ce cas, une vocalisation montre la même valeur qu’une communication gestuelle car elles sont toutes deux des signaux : à ce niveau de coordination, le langage humain n’a qu’une valeur opératoire, instrumentale. Les mots peuvent avoir exactement le même usage que des gestes ou des mimiques : ils ne sont alors que des injonctions à agir. Les mammifères sociaux font tous usage de coordinations linguistiques d’actions.
La richesse du langage humain nous conduit trop souvent à croire que ce niveau primaire de coordinations linguistiques d’actions est rare chez l’humain et que nous naviguons en permanence dans les hautes sphères du langage symbolique. C'est une erreur, car le langage opératoire, instrumental, reste le support d'une grande quantité de nos interactions, en particulier dans les univers éducatifs et pédagogique : « donne ! », « prends ton manteau ! », « arrête ! », « avance ! », « Tais-toi ! », « mange ! », « Nous allons sortir ! »... le point de vue commun évoquerait ici le langage de l’autorité, je le nommerais plutôt injonction à ne pas penser.
Il me semble important qu'un psychologue, un éducateur, un enseignant, sachent distinguer entre les deux niveaux de langage que sont le niveau instrumental et le niveau symbolique. Une injonction à ne pas penser relève du langage instrumental : en tant qu’elle n’est qu’une injonction à agir selon ma volonté, elle instrumentalise l’autre en le définissant comme le prolongement de moi-même et comme rien d’autre ; une injonction à penser relève du langage symbolique, dans la mesure où elle consiste à proposer à l’autre la mise en œuvre d’une signification c'est-à-dire d’une co-information.
En fait, chez l’humain, le registre des coordinations linguistiques d'actions ne montre une réelle utilité que dans l’urgence du danger : « stop !… Arrête !… Ne touche pas !… Chaud !… Non !… Attention !…etc. ». Ces interjections sont de fait des injonctions à ne pas penser, mais précisément dans des contextes où prendre le temps de penser revient à se mettre en danger.
Parents, éducateurs et enseignants croient volontiers que les apprentissages procéduraux de base passent par une suite d’injonctions du type coordinations linguistiques d'actions. Nous verrons dans le paragraphe suivant que les apprentissages procéduraux s’accomplissent en fait à travers la capacité mimétique des enfants observant les parents et les autres enfants.
coordinations culturelles d’actions.
Il nous faut ici distinguer entre comportements sociaux et comportement culturels. Les coordinations culturelles d’actions impliquent :
- une capacité d’innovation individuelle face à une contrainte ou une occurrence nouvelle,
- couplée à un rapport suffisamment développé à la mimesis, l’apprentissage par observation-imitation de l’autre en train d’innover.
Une coordination culturelle d'action implique donc d’abord la diffusion horizontale d’un apprentissage (ici et maintenant), suivie d’une diffusion verticale de cet apprentissage (entre les générations).
Certains singes et certains oiseaux manifestent des coordinations culturelles d’actions en ceci que nous pouvons observer chez eux une diffusion horizontale d’apprentissages, suivie d’une stabilité dans la diffusion transgénérationnelle de ces comportements acquis.
Chez l’homme, au-delà de l’apprentissage mimétique présent dans l’ensemble des apprentissages procéduraux, les coordinations culturelles d’actions se définissent à travers une tension permanente entre deux courants conflictuels :
- l’innovation, qui consiste à générer de nouvelles acquisitions reprises par d’autres,
- et la tradition, qui consiste à maintenir les innovations devenues des acquis.
Ce que les anthropologues culturels, comme Abram Kardiner (1891-1981) et Ralph Linton (1893-1953) appellent « personnalité de base » rend bien compte de la combinaison entre coordination sociale d’action et coordination culturelle d'action.
Objet, classes d’objets, classes de classes d’objets :
Nous avons énuméré quatre modes de coordinations d'actions :
- les coordinations interpersonnelles d’actions,
- les coordinations sociales d’actions,
- les coordinations linguistiques d’actions
- les coordinations culturelles d’actions,
ces quatre niveaux se définissent logiquement en terme de classe. Chacun d’entre eux se définit comme la classe d’une série d’objets :
- objets interpersonnels
- objets sociaux
- objets linguistiques
- objets culturels
Ces quatre classes d’objets entrent dans une classe de classe que nous définirons comme la classe des coordinations comportementales d'actions, que nous partageons avec un grand nombre d’animaux sociaux.
Les coordinations comportementales d'actions montrent une particularité extrêmement importante pour un futur psychologue et plus encore pour un psychothérapeute : elles sont le plus souvent invisibles à celles et ceux qui les mettent en œuvre : nos propres comportements nous sont invisibles.
Parallèlement aux coordinations comportementales d'actions, nous pouvons décrire un autre niveau de coordinations d'actions, propre à l’humain : les coordinations de coordinations d'actions. Nous entrons dans un univers plus complexe, fondé sur les processus de ponctuation réciproque, de connotation et de métacommunication.
coordinations linguistiques de coordinations d’actions.
Chez l’homme, au delà des coordinations comportementales d’actions, il y a les coordinations linguistiques de coordinations d’actions (à ne pas confondre avec les coordinations linguistiques d'actions qui sont de simples coordinations comportementales d'actions, alors que les coordinations linguistiques de coordinations d’actions sont des coordinations de coordinations d'actions).
A ce niveau, la communication échappe à la simple dimension opératoire et instrumentale, pour former un univers de ponctuations, de connotations, de commentaires des autres niveaux de coordinations d’actions, ainsi que de métacommunication.
Ponctuation ? Gregory Bateson, Jay Haley, John Weakland et Don Jackson (1956) ont attiré notre attention sur ceci que lorsque nous communiquons, trois niveaux de communication se mettent simultanément en œuvre : verbal, gestuel-mimique et contextuel. Ces trois niveaux se ponctuent mutuellement et c’est le résultat de cette ponctuation qui est le message. Les coordinations comportementales d'actions ne ménagent la possibilité que de deux niveaux de ponctuation : gestuel-mimique et contextuel. Avec le langage, la ponctuation s’enrichit considérablement, nous entrons dans un niveau d’abstraction qui intègre le registre comportemental dans un jeu très complexe de combinaisons communicationnelles.
Connotation ? Il nous est possible, en même temps, de désigner un objet et attribuer certaines qualités ou défauts à cet objet. Cette connotation peut s’opère facilement et souvent à l’insu de celui qui l’opère, à travers telle ou telle ponctuation mimique, par exemple.
Commentaires ? les coordinations linguistiques de coordinations d’actions se déroulent aussi comme un commentaire incessant de ce que nous faisons, de ce que nous avons fait, de ce que nous allons faire et de ce que font, ont fait ou vont faire les autres. Nous verrons plus loin que ces commentaires posent un problème qui ne doit en aucun cas échapper aux professionnels psycho-éducatifs.
Métacommunication ? il s’agit de la communication sur une communication ou encore d’une communication à propos d’une autre communication. Ce méta niveau dans la communication se révèle le plus souvent extrêmement précieux, dans la mesure où il se produit comme un puissant régulateur des émotions au sein d’un groupe. Quand, après avoir dit quelque chose et que nous voyons notre interlocuteur choqué ou interrogatif, nous enchaînons avec : « ce que je voulais te dire… », nous métacommuniquons et, ce faisant, nous nous donnons une chance de ne pas rester sur un malentendu générateur de tension. Nous verrons plus loin que nous pouvons aussi métacommuniquer « à côté de la plaque ».
les coordinations linguistiques de coordinations d’actions constituent un niveau de communication très incarné, elles sont un vecteur majeur de l’expression de notre identité ; ici, nous adhérons aux contenus de notre discours, totalement et sans la moindre distance, et nous supportons très mal qu’on y porte atteinte ou même qu’on les contredise. Nous sommes ici dans l’univers de la croyance, de l’autoréférence.
A observer les comportements des humains lorsqu’on porte atteinte à leurs croyances, il apparaît assez clairement qu’elles sont une partie composante essentielle de leur être identitaire : l’Histoire et les journaux TV nous montrent quotidiennement que les humains sont prêts à tuer et à mourir pour leurs croyances.
Mais attention : bien que nous éprouvions vis à vis de nos croyances un sentiment de propriété très personnelle, intime, elles ne sont qu’« un lien entre ». L’expression de mes croyances face à un autre me définit aux yeux de cet autre, que je le veuille ou non, dans une identité sociale et culturelle particulière, dans une appartenance à un groupe ; la réponse qu’il me fera me conduira immanquablement à le définir à son tour dans une identité sociale et culturelle particulière, dans une appartenance à un groupe.
En tant que mes croyances exprimées sont des coordinations d'actions, elles peuvent se constituer comme des rituels d’appartenance qui me coordonnent avec d’autres « croyants de la même chose » et affirment notre identité commune, celle de notre groupe d’appartenance ; nos croyances exprimées nous constituent en tant que parties composantes de systèmes.
Il est donc possible de définir les coordinations linguistiques de coordinations d’actions comme des communications sur nos identités ; au niveau d’une culture, elles concourent, avec les coordinations comportementales d'actions, à la production de ce que Kardiner appelait « la personnalité de base », c'est-à-dire aussi à la diffusion des paradigmes, des modèles, des théories et des idéologies qui façonnent notre intellect et nos actions dans une société donnée à une époque donnée.
Paradoxe des coordinations linguistiques de coordinations d'actions :
J’ai insisté plus haut à dire que nous ne commentons jamais des actes, mais seulement les représentations que nous en construisons à travers nos commentaires, que, en d’autres termes, nous ne nous voyons pas nous comporter ; à présent j’insiste à décrire les coordinations linguistiques de coordinations d'actions comme un jeu permanent de commentaires portés sur nos coordinations comportementales d'actions. N’y a-t-il une contradiction à soutenir simultanément ces deux affirmations ? Comment, en effet, peut-on commenter ce qu’on ne voit pas ?
De fait, la particularité de ce niveau de coordination d'actions est que, dans notre quotidien, il opère sans cesse des commentaires sur des processus dont il ignore tout et sur lesquels il est totalement aveugle.
Quelques illustrations de ce paradoxe :
Le cas de Paul :
Chez l’ensemble des humains latéralisés, le cerveau humain est fortement spécialisé. Le cerveau gauche sait lire mais ne décrypte pas les images, alors que le cerveau droit décrypte bien les images mais ne sait pas lire. Ces particularités du cerveau se vérifient facilement à l’aide d’une expérimentation classique faite avec des sujets dont le corps calleux a été sectionné . Le corps calleux est un pont communicationnel entre les deux hémisphères cérébraux et qui les couple en permanence de telle sorte que l’hémisphère droit « sait » en temps réel ce que fait l’hémisphère gauche et réciproquement. Un sujet dont les deux hémisphères sont découplés, possède donc non pas un seul mais bien deux cerveaux : plus précisément, il y a alors deux sujets, celui du cerveau droit et celui du cerveau gauche.
Dans cette expérimentation, le sujet est assis devant un écran, un cache perpendiculaire sépare le visage du sujet en deux espaces visuels distincts. Ce que voit son œil droit, son œil gauche ne le voit pas et réciproquement. Ainsi, lorsqu’on montre à l’œil droit une ligne d’écriture, par exemple « cherchez une clé derrière l’écran ! », il reste immobile, de même si on montre à son œil gauche une image de clé en lui disant de chercher cet objet derrière l’écran.
Paul est un jeune homme qui a subi une section du corps calleux. La particularité de Paul est qu’il est parfaitement ambidextre, ce qui signifie que ses deux hémisphères savent à la fois lire et décrypter les images. Ses deux cerveaux étant découplés, il y a cependant bien deux Paul : celui du cerveau droit et celui du cerveau gauche. Devant l’écran, ce que voit l’œil droit de Paul, son œil gauche ne le voit pas et réciproquement. Apparaît sur l’écran de gauche la phrase suivante : « grattez-vous l’oreille ! ». Paul obéit et se gratte l’oreille. Apparaît ensuite sur l’écran de droite : « pourquoi vous êtes-vous gratté l’oreille ? ». Le cerveau droit de Paul ne peut pas savoir pourquoi il s’est gratté l’oreille, parce seul son cerveau gauche a lu l’injonction écrite. Paul répond cependant sans hésiter : « parce qu’elle me démangeait ! ».
Ceci est une illustration expérimentale de ce que nous faisons à journée faite : nous passons notre temps à commenter des coordinations comportementales d'actions qui, pour ce qui concerne nos propres comportements, nous sont invisibles ! En fait, ce que nous croyons être la description de nos comportements n’est que l’idée que nous nous faisons de nos comportements. Le fait que nous ne nous voyons pas nous comporter ne nous empêche en aucune façon d’en parler, mais sur un mode irréductiblement décalé. Nous ne décrivons que ce que nous croyons avoir fait, jamais ce que nous avons effectivement fait.
Les expériences de Milton Erickson :
Milton Erickson est le fondateur de l’hypnothérapie moderne. Il nous a laissé quatre forts tomes de ses travaux. Dans un article intitulé « à propos de la nature et des caractéristiques du comportement post-hypnotique », il décrit la façon dont un individu opère des commentaires sur des comportements dont il ignore tout et sur lesquels il est totalement aveugle.
Erickson soumet une série de sujets à une même expérience. Sous hypnose il leur est suggéré que, après que l’hypnotiste les ait éveillé, il doivent se lever, aller jusqu’à un livre posé sur une table, prendre ce livre et le ranger dans la bibliothèque. Un assistant subtilise le livre à un moment où, en se levant, le sujet, distrait par un comparse, tourne la tête.
Certains sujets exécutent la tâche en hallucinant le livre ; d’autres remarquent que le livre a disparu, puis, après un moment de perplexité, l’hallucinent à la place où ils auraient dû le poser. Par exemple, l’un d’eux dit ceci :
« c’est drôle comme on peut devenir distrait. Pendant une minute, là, j’ai eu l’intention de mettre ce livre dans la bibliothèque, alors qu’en fait je venais juste de le faire. Je suppose que c’est parce que ça m’ennuyait tellement de me trouver là que la seule chose que j’avais en tête était de faire ce que je devais, et que je n’ai pas fait attention que je l’avais déjà fait. » (p. 494)
d’autres encore constataient le nouvel emplacement du livre (déplacé par l’assistant) et décidaient que la position initiale avait été une illusion ; d’autres, enfin, construisaient une interprétation plausible de ce qu’ils ne pouvaient évidemment comprendre. Par exemple :
« Pourquoi ? Qui a laissé ce livre sur cette chaise ? Je me rappelle très bien l’avoir vu sur la table! »
ou bien :
« j’ai attendu toute la soirée que ce livre tombe de la pile sur la table et enfin il est tombé. Ca vous dérange si je le mets dans la bibliothèque ? »
Ces exemples, comme celui de Paul, illustrent cette constante capacité que les humains montrent à se donner des explications de ce qu’ils ont fait et de ce qu’ils n’ont pas fait, dans la plus grande ignorance des processus en jeu dans les déterminations de leurs actions.
C’est pourquoi les professionnels psycho-éducatifs doivent se montrer prudents avec les explications qu’ils se donnent de ce qu’ils font, tant qu’ils ne les ont pas mises à la discussion avec les collègues. C’est pourquoi aussi, le seul moyen efficace de rendre visibles les petites claques que nous distribuons à nos jeunes clients est la mise en œuvre de regards et de commentaires croisés.
Décoordination sémantique de coordinations linguistiques de coordination d’actions.
Nous abordons ici un nouvel emboîtement logique de niveau supérieur. Le langage humain montre une particularité que ne montre aucun autre langage : il montre un potentiel indéfini en terme de recombinaisons.
A partir d’un nombre restreint de phonèmes (de 21 à 52 selon les langues), il se recombine sans cesse en un nombre indéfini de phrases nouvelles, en même temps qu’il produit à l’infini des mots nouveaux.
Cette caractéristique le rend radicalement différent des langages animaux, dans lesquels un phonème est indissolublement attaché à une signification et à une seule, ce qui le définit comme signal. En outre, ces signaux ne sont pas ou très peu combinables, de sorte qu’un langage animal qui comprend 12 phonèmes ne comprend en fait que 12 mots en tout et pour tout, soit 12 signaux distincts.
Le langage humain témoigne donc d’une capacité de complexification infinie :
- en termes de messages,
- en termes de messages ponctuant d’autres messages,
- en termes de messages ponctuant d’autres messages qui ponctuent déjà d’autres messages,
- etc., à l’infini.
C’est une métastructure de métastructure.
Ce processus infini de ponctuation et de recombinaison génère un niveau supplémentaire d’organisation langagière, probablement le plus récent dans l’évolution humaine, un niveau dont la complexité le rend proprement insupportable à l’humain : l’invention de nouveautés non admissibles dans les univers de croyance existants.
Il s’agit du registre de la production de connaissance nouvelle, relevant de ce que Anna Arendt appelle processus de pensée (thinking). En effet, ce niveau supplémentaire de complexification s’accompagne d’un potentiel d’innovation de pensée, c'est-à-dire de l’émergence de pensées nouvelles, soit d’objets de pensée nouveaux (objets), et de formes de pensée nouvelles (classes d’objets), lesquelles s’accompagneront d’actions et de formes d’actions nouvelles, à partir du moment où ces innovations de pensée auront été produites en objets langagiers.
Ce registre de la production de connaissance nouvelle est essentiellement une structure très volatile.
Contrairement à ce que nous pouvons observer de la puissante incarnation de la croyance, la connaissance ne devient jamais partie composante de l’identité d’un humain, probablement du fait de sa non-incarnation.
A en observer les effets, il semble qu’il décoordonne l’humain de lui-même en initiant un mouvement de dissociation de ce qui devient alors perceptible comme corps d’une part et esprit d’autre part. Il le décoordonne aussi de ses groupes d’appartenance en le dissociant des croyances et savoirs communs qui cimentent ces groupes.
C’est pourquoi nous l’appelons décoordination sémantique de coordination linguistiques de coordinations d’actions.
Le paradoxe propre à ce niveau de l’organisation humaine est que la décoordination sémantique de coordinations linguistiques de coordination d’actions ne peut se prêter à diffusion qu’au prix d’une mutation dont vous bénéficiez quotidiennement dan vos études universitaires : elle doit muter en croyance.
A l’évidence, ce processus de mutation ne rencontre aucune difficulté : il s’agit en effet du processus de production d’une structure humaine particulière : la « science normale » telle que définie par Kuhn.
Une connaissance nouvelle peut émerger au sein de tout domaine de pensée constitués en discipline, qu’elle soit aujourd’hui définie comme science dure ou science molle. Elle peut aussi émerger en marge des disciplines existantes et devenir la source d’une nouvelle discipline.
Une connaissance nouvelle (processus d’épistémopoïèse) n’émerge en fait qu’au prix d’une lutte constante contre la tendance très puissante à l’incarnation du discours, qui détermine tout discours à devenir croyance ,
Cette lutte est généralement brève : en effet, soit la connaissance nouvelle pose un nouveau paradigme et, après quelques soubresauts (pouvant s’étendre sur un an à un siècle quand même !), elle devient le nouveau paradigme local de la discipline au sein de laquelle elle a émergé, soit cette connaissance nouvelle n’intervient pas dans un contexte favorable et, en tant qu’anomalie, elle tombe dans l’oubli (Le modèle héliocentrique d’Aristarque est ainsi resté dans l’oubli jusqu’à ce que Copernic le réinvente 18 siècles plus tard).
La mutation d’une connaissance nouvelle en « science normale », c'est-à-dire en savoir universitaire, telle que définis par Kuhn s’est opérée, durant trois siècles au moins, à travers deux processus particuliers :
- l’effacement du sujet du discours : l’objectivisme,
- l’affirmation soutenue que ce discours objectif décrit le monde tel qu’il est réellement : le réalisme.
Le discours du « scientifique normal » est défini par lui comme « objectif » et « vrai », en ce qu’il est supposé pouvoir être proféré et soutenu de la même exacte façon par n’importe quel « scientifique normal », c'est-à-dire par personne, et qu’il est supposé décrire la réalité du monde naturel, l’effacement du sujet du discours étant logiquement nécessaire à la posture réaliste dans la mesure où la présence d’un sujet du discours implique un regard « subjectif ».
Nous réserverons donc le terme de « connaissance » à l’émergence du « nouveau », et celui de « savoir » au résultat de sa mutation en « science normale ».
La connaissance (par définition nouvelle) déstabilise ; le savoir universitaire (par définition largement partagé) re-stabilise.
L’insupportable de l’inconsistant :
La particularité de ce niveau de coordination est qu’il crée de l’étrange, de l’inconnu, du nouveau, de l’inconsistant, dans lequel les humains ne supportent pas de se maintenir et qui ne prend consistance qu’avec son passage au niveau logique inférieur : l’univers des savoirs admis (coordination linguistique de coordination d'actions).
La nouveauté, dans l’univers de la recherche, revient en effet toujours à devoir se confronter à du non-sens : une connaissance nouvelle, non encore mutée en savoir, relève d’un non-sens par définition insupportable à l’humain. Lorsqu’il y est confronté, il se sent au bord de la folie. Souvenez-vous de ce qu’en disait Valt Fitch, prix Nobel de physique :
« Ce fut, d'abord, une sacrée décharge d'adrénaline, puis un pénible travail de vérification. Durant six mois, nous avons cherché par tous les moyens à faire disparaître cet effet. Mais rien à faire. La violation de CP était la seule cause possible. »
Devant ce constat insupportable de non-sens, les scientifiques n’ont de cesse que de faire disparaître l’anomalie, si c’est impossible ils n’ont de cesse que de réajuster la théorie (le modèle standard) à ce phénomène ou, si la théorie ne s’y prête pas, d’en construire une autre qui « explique » ce phénomène…
Souvenez-vous de ces remarques de Kuhn :
« Les scientifiques n’ont pas non plus pour but, normalement, d’inventer de nouvelles théories, et ils sont souvent intolérants envers celles qu’inventent les autres. Au contraire, la recherche en sciences normales est dirigée vers l’articulation des phénomènes et théories que le paradigme fournit déjà. »
en psychologie, par exemple, l’immense majorité des chercheurs ne font en fait que de l’application de choses déjà trouvées, ils font de l’application paradigmatique et se montrent très hostiles à toute nouveauté.
D’un discours « objectif » à une « intersubjectivité démonstrative ».
Notons que ce mode d’effacement du sujet, au-delà de l’universalisation du discours scientifique réaliste, se montrait extrêmement confortable par le corps scientifique qui y trouvait un refuge efficace contre la responsabilité personnelle du scientifique et contre l’originalité ; tous les chercheurs connaissent bien l’aphorisme suivant : « il est toujours préférable d’avoir tort avec les autres qu’avoir raison tout seul ! ».
A l’heure actuelle, la plupart des sciences de pointe (donc pas les sciences humaines) ont officiellement renoncé au modèle objectiviste-réaliste, au bénéfice d’un modèle qui réintègre le sujet observant-expérimentant au cœur de ses observations-expérimentations. Ce modèle est le modèle constructiviste. Les scientifiques de pointes admettent en effet qu’il n’ont aucun accès direct au monde naturel et que leur travail consiste à en produire des modèles, aussi consistants et efficaces que possibles. Ils savent que les paradigmes locaux qui soutiennent leurs travaux seront un jour abandonnés comme l’ont été les paradigmes locaux précédents. Ils sont insensiblement passé du paradigme-maître mécaniste à celui de la complexité et d’une posture « objective » à une posture d’« intersubjectivité démonstrative ». Ils savent que « la science ne prouve pas, elle éprouve » (Bateson), que leur travail consiste à produire des modèles assez cohérents pour être un jour réfutables.
Quant au confort qu’apportait le principe de non responsabilité personnelle aux « scientifiques normaux », il tend à disparaître au bénéfice d’un principe de responsabilité Heinz Von Foerster, logicien de la complexité, souligne qu’il n’y a pas d’objectivité dans la science, il n’y a que de la responsabilité.
lire : von Foerster Heinz, « Ethique et cybernétique de second ordre » in Systémes éthique perspectives en thérapie familiale, sous dir. Rey Y et Prieur B, 1993, ESF, Paris.
Von Foerster Heinz, « Anacrouse » in Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratique de réseaux, 1990, Privat, Toulouse, n° 9.