suivi de "EVOLUTION DU DARWINISME : VERS UN MODELE AUTOPOIETIQUE"
et de "CYBERNETIQUE DE SECOND ORDRE, BIOLOGIE AUTOPOÏETIQUE ET MEDECINE QUOTIDIENNE"
Cours de Jean-Paul Gaillard en L2 psychologie UdS 1999-2007
supprimé en 2007 ("les étudiants n'ont pas besoin d'épistémologie !" le responsable licence.)
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l’autopoïèse
La doctrine réductionniste, dont nous avons abondamment parlé l’an dernier a, au fil des progrès techniques en analyse physico-chimique, fait dériver la biologie vers la biochimie et la biophysique, c'est-à-dire vers l’isolation progressive d’un infiniment petit dans le démontage des composants du vivant ; les remarquables progrès en biologie moléculaire et en génétique de premier niveau ont momentanément contribué à renforcer le réductionnisme ambiant.
Paradoxalement, cette extraordinaire connaissance des composants du vivant ne se montre pratiquement d’aucune utilité dans la réflexion sur les fonctionnements généraux du vivant-vivant.
Au début des années 1970, deux chercheurs en neurobiologie : Humberto Maturana et Francisco Varela, ont déclenché une révolution scientifique en posant la question suivante :
« qu’est-ce qui spécifie le vivant ? »
La réponse Francisco Varela et Humberto Maturana, fut :
« ce qui spécifie le vivant est qu’il s’auto-produit. »
Il suffisait d’y penser ! Tous les systèmes vivants, du protozoaire à l’humain, s’auto-produisent et seuls les systèmes vivants s’auto-produisent. L’auto-production est donc spécifique du vivant, elle le spécifie.
Lire : Humberto Maturana : « La biologie du changement »
in Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux n° 9 et 11.
lire : Francisco Varela : Autonomie et connaîssance : essai sur le vivant. 1989. Le Seuil. Paris.
Avec le concept d’auto-production (autopoïèse) nous avons une approximation forte de ce qui peut spécifier le vivant, très forte même, puisque le vivant ne la partage qu’avec le vivant.
A présent, passons en revue les concepts majeurs dont cette définition apparemment triviale a permis l’émergence.
La clôture opérationnelle
Aujourd’hui, les biologistes dans leur ensemble montrent un accord sur ceci que la diversification et la complexification du vivant n’ont pu initialement s’opérer qu’à partir de la production de la première membrane, c'est-à-dire de la première clôture d’un organisme sur lui même.
C’est la membrane qui définit l’unité, l’identité et l’autonomie d’un organisme. Ainsi peuvent proliférer et se diversifier les unicellulaires qui peuplent notre planète, puis les multicellulaires et les multi-organisationnels, les systèmes vivants que nous sommes.
Vous vous souvenez qu’en 1932, Walter Cannon avait conçu un modèle des fonctionnements physiologiques du vivant, le modèle homéostatique, du grec : stasis (état, position) et homoios (égal, semblable à).
Vous vous rappelez aussi que Cannon propose une description des processus en jeu dans le maintien de la stabilité des processus physiologiques, qu’il énonce ainsi :
« les être vivants supérieurs constituent un système ouvert présentant de nombreuses relations avec l'environnement. Les modifications de l'environnement déclenchent des réactions dans le système ou l'affectent directement, aboutissant à des perturbations internes du système. De telles perturbations sont normalement maintenues dans des limites étroites parce que des ajustements automatiques, à l'intérieur du système, entrent en action et que de cette façon sont évitées des oscillations amples, les conditions internes étant maintenues à peu près constantes.»
W. B. CANNON, (The Wisdom of the Body, 1932), La Sagesse du corps trad. Z. M. Bacq, Paris, 1946.
Walter Cannon utilise, pour modéliser la régulation physiologique, un modèle physicaliste dont nous avons parlé l’an dernier : le modèle thermodynamique.
Trois précisions :
- le terme « système », dans le modèle thermodynamique, ne correspond pas à la définition que nous en donnons à partir de la théorie générale des systèmes : un système thermodynamique est, par exemple, un solide strictement indéformable, un fluide incompressible ou un gaz parfait. Rien de commun, donc, avec la définition suivante :
Un système vivant est un ensemble d'éléments en interaction dynamique, organisé en fonction d'une finalité, à savoir produire et maintenir son organisation ; c’est le cas d'un arbre, un être humain ou une société par exemple. - la définition-même d’un système ouvert est qu’il présente des relations avec le monde extérieur, en termes d’apport de matière et de dépense énergétique. Le bilan entropique qu’il est alors possible de faire est le rapport entre apport de matière et de dépense énergétique (second principe). C’est de cette façon que vous pouvez calculer le rendement de votre chaudière, par exemple.
- A un certain niveau, un organisme vivant peut se modéliser comme une machine thermodynamique, puisqu’il est possible d’opérer des calculs permettant de mesurer les quantités nécessaires en terme d’apport de matière, ainsi que les taux de dépense énergétique liées aux fonctionnements vitaux. Cependant, la comparaison s’arrête là, dans la mesure ou les systèmes vivants montrent avant tout des processus auto-organisants et une autonomie qu’aucune machine thermodynamique ne peut pas montrer : ils sont auto-producteurs, autopoïétiques.
Pour résumer, nous sommes donc :
- à la fois des systèmes thermodynamiquement ouverts en tant que nous sommes des chaudières régulièrement alimentées en combustible,
- et à la fois des systèmes informationnellement clos en tant que nous sommes des systèmes autopoïétiques.
Le modèle autopoïétique s’appuie sur le modèle homéostatique de Cannon, en y précisant toutefois un détail dont la portée est centrale : là où Cannon restait dans le flou concernant les rapports entre perturbations extérieures et comportement régulateur du système, Varela précise clairement que :
« toutes les références de l’homéostasie (sont des) références internes au système lui-même . »
Il précise ici une chose fondamentale qui avait échappée à Cannon : les caractéristiques homéostatiques d’un système vivant, c'est-à-dire ses caractéristiques auto-régulatrices, sont en totalité internes. Un système vivant ne peut pas être informé de l’extérieur.
L’extérieur le soumet à des contraintes telles que niveau de température, de lumière, taux d’humidité, absence ou abondance de nourriture, stress, etc., mais ces contraintes ne fonctionnent pas comme des commandes, elles n’instruisent pas le système ; c’est le système lui-même qui s’auto-régule sur la base des caractéristiques neurophysiologiques, psychologiques, sociologiques, qui sont les siennes. Et si vous avez du mal à comprendre cette chose qui pourtant va totalement de soi, c’est que votre mode de penser est encore déterminé par le paradigme mécaniste : vous modélisez le vivant comme une machine et non comme un système autonome. Votre capacité à maintenir votre température interne à 37 ° quelle que soit la température extérieure est-elle déterminée par la température extérieure ou par votre propre organisation physiologique ? Répondez et tirez les implications logiques de votre réponse…
Nous avons vu en L1 qu’un système produit sa frontière, c'est-à-dire aussi sa clôture, à travers le fait que ses parties composantes entretiennent entre elles des relations d’interdépendance qu’elles n’entretiennent avec aucun autre élément : sa frontière est tout simplement tracée par la puissance et la régularité des interactions entre les parties composantes du système, qui en font une unité concrète.
Identité, unité, autonomie :
Clôture, identité et unité se produisent en fait dans le même mouvement, en même temps, de manière circulaire : la production de la clôture (c'est-à-dire d’une frontière) implique l’émergence d’une identité propre, d’une unité et d’une autonomie (relative) pour ce qui devient un système qui se distingue alors lui-même de son environnement.
Varela et Maturana ajoutent que « (…) l’identité du système, que nous appréhendons comme une unité concrète, provient de l’interdépendance des processus. Ces systèmes produisent leur identité; ils se distinguent eux-mêmes de leur environnement: c’est pourquoi nous les nommons autopoïétiques . »
Tous les systèmes vivants, par le fait de leur clôture dont émergent unité et autonomie, se distinguent eux-mêmes de leur environnement : vous, pas plus qu’une amibe, ne vous confondez avec votre voisin, et votre voisin vous identifie sans peine comme différent de lui.
Nous avons passé ici en revue quatre caractéristiques des systèmes vivants :
- clôture
- unité
- identité
- autonomie
Un degré suffisant d’autonomie, d’identité et d’unité se définit donc à travers une clôture suffisante du système en cause. Varela qualifie ce type de clôture d’« opérationnelle », car elle ne se confond évidemment pas avec une paroi étanche. A ce propos retenons trois choses :
- tout système vivant est à la fois clos et ouvert : informationnellement clos et thermodynamiquement ouvert,
- les logiques d’auto-production des systèmes vivants sont déterminées par leurs caractéristiques internes.
Il est prudent de ne pas chercher à linéariser ces caractéristiques des systèmes vivants dans la mesure où elles constituent un seul et même processus circulaire : vouloir leur imaginer un ordre linéaire consiste à s’engluer dans le faux problème de la poule et de l’œuf.
Est-ce la clôture qui définit l’identité, ou l’unité qui définit la clôture ? Est-ce l’autonomie qui définit la frontière, ou est-ce l’inverse ? Cette forme de questions est non congruentes pour la description de ces processus.
Je vous l’ai dit, il est nécessaire de formaliser logiquement les relations entre : « système », « identité », « unité », « autonomie », « frontière » et « clôture opérationnelle » avec d’autre outils logiques que ceux du mécanicisme : les logiques circulaires bouclées qu’on appelle rétroactions ou encore feedback, telles que Walter Cannon en biologie, puis Norbert Wiener en cybernétique les ont décrites, trouvent ici leur plein emploi. Il est impossible de proposer une hiérarchisation linéaire des éléments en cause.
L’univers du vivant, lorsqu’il s’agit de décrire le vivant vivant et non le vivant mort dissocié en morceaux, contraint à une rupture avec les logiques mécanistes de causalité linéaire chaînée et de réductionnisme ; il semble ne montrer, à l’infini, que des effets de boucles récurrentes et rétroactives. La vieille question de la poule et de l’œuf est donc abandonnée et plus encore, chaque fois que je m’arrête sur une de ces caractéristiques pour vous la décrire, j’introduit un arbitraire qui nous éloigne du processus global dont ces caractéristiques sont des composantes en fait indissociables. C’est le problème du langage : rappelez-vous, le langage est un processus discontinu ; or, ce que nous tentons de décrire ici est un processus continu… mission impossible pour le langage !
En revanche, une modélisation graphique simple se montre parfaitement adéquate pour mettre en évidence le caractère continu du processus d’autoproduction :
A propos, qu’est-ce qui fait que le problème de la poule et de l’œuf est un faux problème ?...
C’est l’énoncé lui-même qui est faux : le problème est posé à partir d’une logique inadéquate à une approche de l’évolution du vivant.
Pour résumer, reprenons la définition que propose Francisco Varela et qui condense en peu de mots l’essentiel des éléments que nous venons de poser :
« Nous dirons d’un système autonome qu‘il est opérationnellement clos si son organisation est caractérisée par des processus:
a) dépendant récursivement les uns des autres pour la génération et la réalisation des processus eux-mêmes, et
b) constituant le système comme une unité reconnaissable dans l’espace (le domaine) où les processus existent . »
Nous pouvons à présent commencer à répondre à cette question fondamentale : pourquoi ne pouvons-nous pas nous informer mutuellement ? Pourquoi je ne peux pas vous informer et pourquoi vous ne pouvez pas m’informer.
L’auto-information
Nous avons vu qu’un système vivant est par définition circonscrit dans ses frontières à travers lesquelles il produit son identité, son unité et son autonomie ; nous avons vu, de même, que les régulations que produit un système vivant pour maintenir stable son organisation malgré les variations permanentes des perturbations que lui inflige le milieu, ces régulations ne sont pas produites par le milieu, mais par le système lui-même grâce à son organisation physiologique… Ces régulations sont des informations : le milieu inflige des perturbations, le système produit de l’information de façon à maintenir stable son organisation malgré ces perturbations.
En d’autres termes, un système vivant est auto-informant. Cette caractéristique est encore plus difficile à intégrer que les précédentes, parce qu’elle vient s’opposer à toutes nos croyances concernant la circulation de l’information entre les êtres vivants : elle est typiquement contre-intuitive, c'est-à-dire hors paradigme-maître. Du point de vue du « scientifique normal » tel que le définit Kuhn, la caractéristique auto-informationnelle du vivant n’est pas une énigme, c’est une anomalie.
Le paradigme maître mécaniste (ou cartésien) définit le vivant comme une machine et une machine est parfaitement informable de l’extérieur : quand je tape mon cours dans mon ordinateur, j’informe mon ordinateur puisque j’y introduit des éléments nouveaux. Mais ce que je peux faire avec mon ordinateur, je ne peux évidemment pas le faire avec vous : le bruit que je fais se heurte en permanence à vos frontières et c’est vous qui, à partir de ce bruit, produisez ou non de l’information, une information différente pour chacun d’entre vous, puisque ce que vous allez saisir de mon bruit est fonction de ce que vous êtes déjà, de votre identité actuelle c'est-à-dire des connaissances et croyances par lesquelles vous vous produisez en tant qu’êtres intellectuels.
Francisco Varela précise ceci :
« En postulant que la clôture d’un système est l’aspect majeur à considérer, nous avons abandonné les notions d’entrée et de sortie; et la direction du flux d’information a perdu toute signification. »
Que signifie « nous avons abandonné les notions d’entrée et de sortie ; et la direction du flux d’information a perdu toute signification. » ?
Cela signifie qu’un système vivant n’a ni entrée ni sortie informationnelle : aucune information ne circule entre nous, il n’y a aucun flux d’information entre les êtres vivants. J’ajouterais que les seuls flux effectivement repérables sont des flux communicationnels.
L’information est un processus interne, tout système vivant est un système auto-informant qui produit lui-même son information à partir des perturbations, des contraintes -Atlan parle de bruit- en provenance de son environnement.
Francisco Varela le résume ainsi :
« Les machines autopoïétiques n’ont ni imputs ni outputs. Des évènements extérieurs peuvent les perturber, et elles peuvent subir des transformations structurales internes, afin de compenser ces perturbations. Si les perturbations se répètent, la machine peut, à son tour, répéter des séries de transformations internes. Mais toute relation qu’on peut trouver entre une série de perturbations et une série de transformations internes appartient au domaine dans lequel la machine est observée, et non pas à son organisation: ce faisant, l’observateur traite la machine autopoiétique comme une machine allopoiétiques . »
Un système vivant génère donc son information à l’intérieur de lui-même, à partir des perturbations du milieu. Les changements structuraux qu’il opère servent à compenser l’effet déstabilisateur de ces perturbations. Je le répète : ce ne sont pas les perturbations qui opèrent ces changements, c’est le système lui-même qui les opère pour trouver un nouvel état suffisamment stable, compatible avec le maintien de son organisation.
Nous avons mentionné deux nouveaux concept, qu’il nous faut donc définir : organisation et structure.
L’organisation
Humberto Maturana en propose la définition suivante :
« Lorsque je parle d’organisation, je fais référence uniquement et de façon exclusive à la configuration des relations existant entre les parties composantes et l’unité composite qui constitue son identité en tant que classe. Par conséquent, la configuration de relations entre les composants qui constituent une vache en tant que vache, est l’organisation «vache» »
Francisco Varela précise que les systèmes autopoïétiques maintiennent « invariante leur organisation », il ajoute qu’un système autopoïétique « engendre et spécifie continuellement sa propre organisation ».
Qu’est-ce que l’organisation dans un système vivant ?
« (...) une machine autopoïétique engendre et spécifie continuellement sa propre organisation. Elle accomplit ce processus incessant de remplacement de ses composants, parce qu’elle est continuellement soumise à des perturbations externes, et constamment forcée de compenser ces perturbations. Ainsi, une machine autopoiétique est un système homéostatique (ou, mieux encore, à relations stables) dont l‘invariant fondamental est sa propre organisation (le réseau de relations qui la définit) .»
L’organisation d’un système vivant, ce sont donc les différents éléments de sa configuration globale en tant que membre d’une espèce, les invariants de cette espèce ; l’ensemble des éléments qui le situent dans une classe d’objets (la classe « bovins » par exemple).
La classe des vaches se spécifie par un certain nombre de caractéristiques, de propriétés et de qualités. Par définition, toutes les vaches du globe possèdent la même organisation. Leurs naseaux sont toujours à la même place, elles ont toutes quatre pattes et leur pis 4 tétines. Leurs systèmes nerveux, immunitaire et hormonal obéissent aux mêmes règles, leur génome est identique, etc. L’organisation est un invariant. Tous les systèmes vivants sont descriptibles en tant qu’appartenant à une classe d’objets, à partir de la description de leurs invariants c'est-à-dire de leur organisation.
L’organisation est donc ce qui ne change pas d’un individu à l’autre au sein d’une espèce et donc aussi ce qui ne change pas dans un individu donné tout au long de son existence.
L’organisation dans un système vivant, ses configurations invariantes, définissent les conditions de l’adaptation d’une espèce, c'est-à-dire sa capacité à prospérer dans un milieu donné.
La structure
Abordant le concept de structure, Humberto Maturana précise:
« La notion de structure au contraire se réfère aux composants et à leurs relations qui réalisent à un moment spécifique une unité particulière d’un type donné . »
Francisco Varela précise que :
« L’ensemble des relations effectives entre les composants présents dans une machine concrète dans un espace donné constitue sa structure . »
En d’autres termes, la structure d’un système vivant est ce qui le spécifie comme processus particulier, comme individu particulier et non plus dans sa classe d’objets.
A l’inverse de l’organisation qui se spécifie à travers un non-changement, à travers des invariants, la structure se spécifie donc par le fait qu’elle est le lieu d’un changement permanent, à travers un univers indéfini de variables. Nous parlons ici du remplacement permanent des cellules de l’organisme, des micro-régulations permanentes du fonctionnement homéostatique, mais aussi de la production quasi permanente d’information par laquelle vous, en tant qu’êtres intellectuels et sensibles, vous vousauto-produisez.
En observant un être vivant mort, il est possible de percevoir une partie non négligeable, de son organisation : par exemple, il est toujours possible de le situer dans sa classe d’objets ; en revanche, la totalité de sa structure a disparu.
Nous saisissons ici l’impasse dans laquelle la médecine moderne peut se trouver, dans la mesure où elle s’est largement fondée sur l’étude du cadavre et de ses morceaux découpés : il lui est extrêmement difficile de formaliser le registre « structure » dont, par principe, elle ignore l’existence-même. La psychologie réductionniste est dans ma même impasse : l’une pas plus que l’autre ne sont en mesure de modéliser les fonctionnements du vivant dans son quotidien, c'est-à-dire les jeux complexes d’interactions non-prévisibles et leur influence sur la santé organique et mentale des individus et des groupes. Elles sont toutes les deux prisonnières de la notion d’être statistique : elles ne connaissent que des « hommes moyens » qui n’ont jamais existé et qui n’existeront évidemment jamais.
La structure est donc ce qui change sans cesse dans un individu et entre les individus tout au long de leur existence.
Organisation et structure
Humberto maturana insiste sur ce que la combinaison de ces deux niveaux implique, dans la description du vivant « vivant » :
« Cette distinction nous permet de réaliser quelque chose de fondamental dont nous ne nous apercevons pas dans notre vie quotidienne: la distinction, dans un système, de ce qui est invariant et de ce qui change.
« Etant donné que la structure d’un système a plus de dimensions que son organisation puisqu’elle comprend les composants et plus de relations que l’organisation, cette structure peut changer en conservant ou non l’organisation. Si la structure du système change avec maintien de l’organisation, le système reste le même. C‘est cela que nous reconnaissons lorsque nous disons à quelqu’un « vous avez vieilli ces 20 dernières années ». Par cette phrase, nous laissons entendre que la structure a changé, mais que l’organisation a été conservée. Lorsque la structure change et que l’organisation du système n’est pas conservée, alors le système se désintègre . »
La structure, celle qui est la nôtre et que nous partageons avec les êtres avec lesquels nous sommes couplés, êtres biotiques et non biotiques (êtres vivants et objets usuels tels que téléphone cellulaire, lecteur MP3, voiture), la structure comprend bien entendu la totalité de l’organisation, c'est-à-dire les configurations invariantes de l’espèce à laquelle nous appartenons (organes et modes physiologiques génétiquement réglés), mais elle comprend en plus l’ensemble des relations et interactions que nous ne pouvons pas éviter d’entretenir avec le milieu et avec nos contextes biotiques et non biotiques. La structure est donc plus riche que l’organisation.
Les seules limites aux modifications de la structure et à son expansions sont celles de la conservation de l’organisation : le tabac que vous fumez fait partie de la structure, il est cependant possible qu’un jour il enclenche un processus désintégrateur de votre organisation. Idem pour le walkman avec vos oreilles et la voiture.
Remarquons que le psychologue, comme le psychothérapeute, n’interviennent que dans la structure qui est alors en même temps la leur et celle de leurs clients.
Déterminés par la structure
A partir de ces remarques, Maturana pose une loi fondamentale pour le vivant :
« Nous devons accepter le fait qu’avoir affaire à des systèmes vivants équivaut à avoir affaire à des systèmes déterminés par leur structure . »
Il faut bien saisir que le registre de l’organisation, puisqu’il comprend les invariants d’une espèce, résume la capacité d’une classe d’objets vivants à assurer sa pérennité.
Une classe d’objets, c’est par exemple une espèce animale ou une société animale (humains compris). L’organisation désigne les invariants de ces systèmes, c'est-à-dire leur potentiel adaptatif : s’ils se développent c’est qu’ils sont adaptés au milieu dans lequel et ils vivent, s’ils disparaissent c’est qu’ils ne le sont plus : l’exemple le plus simple est une modification du milieu qui le rend incompatible avec l’organisation de l’espèce en question (la disparition des dinosaures ou la dissolution d’un couple, par exemple).
Quant à la structure, qui spécifie le vivant, non plus dans le registre des classes d’objets, mais dans celui des variables individuelles et inter-individuelles, c'est-à-dire dans ce qui fait qu’aucun humain par exemple, ne ressemble à un autre ou qu’aucune interaction ne ressemble à une autre, elle offre un intérêt fondamental pour la psychologie clinique : les processus mentaux de tous ordres, affectifs et cognitifs, les processus interactionnels quels qu’ils soient, sont de la structure en fonctionnement.
La structure est l’ensemble des variables qui caractérisent la vie comme processus interactionnel constant. La structure est le lieu qui contient toute la psychologie comme pratique et comme science. Elle est par définition plus riche et plus large que l’organisation dont elle déborde sans cesse les frontières. Il y a chez le vivant une structure intra-corporelle, étudiée par la physiologie et une structure extra-corporelle : les interactions et leurs effets momentanés ou durables, étudiés par la psychologie clinique et la sociologie. Mais les frontières entre la structure physiologique et la structure psychologique sont difficiles à définir : l’influence réciproque d’un niveau sur l’autre est constant.
Le vivant est donc déterminé par la structure en ce que l’histoire de la vie d’un individu n’est que l’histoire de sa structure, l’histoire des interactions qui, tout au long de son existence, l’auront produit dans un changement permanent.
L’identité
Nous avons vu que l’identité biologique est un processus co-émergent de la clôture, de l’unité et de l’autonomie d’une entité individuelle.
Il nous faut à présent distinguer deux niveaux au moins dans le processus identitaire : l’identité biologique (celle que nous avons défini plus haut) et l’identité sociale qui est un processus co-émergent de la clôture, de l’unité et de l’autonomie d’une entité sociale (couple, famille, communauté, société).
Ces deux formes d’identité sont modélisables à partir des mêmes critères.
L’identité biologique relève de l’action d’un être biologique se distinguant de son milieu. L’identité d’un système vivant manifeste son « unité concrète », ce qui le rend visible et consistant pour ses congénères et pour les autres systèmes vivants dont l’équipement neurobiologique est compatible du point de vue de la perception : ils peuvent se poster en tant qu’observateur, sachant que ce qu’ils observent, ce n’est pas l’autre : ce qu’ils observent c’est une interaction entre eux et cet autre.
« Les machines autopoïétiques ont une individualité : en maintenant invariante leur organisation, elles conservent une identité indépendante qui entre en interaction avec l’observateur . »
Il faut insister sur ceci que cette identité biologique n’est pas, comme c’est le cas avec un être minéral par exemple, imposée par l’œil de l’observateur : c’est le système vivant lui-même qui l’impose à travers ce jeu stable d’interdépendances entre ses parties composantes, lequel jeu stable d’interdépendances produit une frontière perceptible, entre ce système vivant et son environnement.
L’identité sociale se définit dans les mêmes termes. Elle émerge de la régularité des jeux entre ses composants que sont les humains qui appartiennent à un même groupe (dit : groupe d’appartenance). Un groupe d’appartenance est comparable à un organisme ; il est alors définissable comme un système, dans lequel le tout est plus que l’ensemble de ses parties.
Sur la conscience
Remarquons aussi que cette caractéristique d’auto-production identitaire redéfinit le concept de conscience, dans la mesure où il est possible de soutenir un degré d’homologie non négligeable entre auto-production identitaire et conscience, ce qui permet de poser que le processus d’auto-production identitaire et le processus de conscience sont un seul et même processus.
Cela implique que l’ensemble des systèmes vivants, tous les végétaux et tous les animaux, seraient donc, certes à des degrés très divers de complexité, doués de conscience, puisqu’ils s’auto-produisent ; et cela jusqu’au degré de conscience spécifique des grands primates et en particulier de l’humain, qui est la conscience de soi.
Gregory Bateson, qui défendait cette position, parlait d’esprit « mind » autant pour un arbre que pour un homme.
Lire absolument :Gregory Bateson (1979) La nature et la pensée. Le seuil.
S’agissant d’un système familial ou communautaire, nous verrons que les identités, familiale, communautaire, sociale, émergent à partir des mêmes processus que ceux que j’ai décrit plus haut ; ce qui permet de poser l’hypothèse d’une conscience familiale, communautaire ou sociale. Cette conscience est actuellement modélisée en terme de mythe : mythe familial, mythe communautaire, mythe social, qui s’effectuent et se transmettent à travers des rituels d’appartenance.
L’autoréférence
La clôture qui caractérise les systèmes vivants, leur caractéristique auto-informationnelle, se traduit chez l’humain par un rapport très particulier à la connaissance, qui est le phénomène d’autoréférence ; nous sommes en permanence le centre de notre monde. Chaque perturbation que le milieu dans lequel nous vivons nous inflige est régulée par nous de façon homéostatique, c'est-à-dire dans le but de maintenir aussi stable que possible notre structure.
Ainsi, face à ce que vous apprenez et qui contrarie vos croyances, vous montrez une tendance irrépressible à le rejeter comme non avenu.
Je traduis : parmi les perturbations que je vous inflige avec ce cours, celles qui sont trop hétérogènes de votre identité intellectuelle et émotionnelle sont impitoyablement rejetées par vous.
Ensuite, elles auront trois destins possibles :
- soit vous voulez malgré tout avoir votre examen de fin d’année et vous apprendrez par cœur mon cour dès qu’il sera sur le portail,
- soit ces perturbations restent décidément trop hétérogènes de votre identité intellectuelle et émotionnelle, et ce que je trouverai dans votre copie sera une invention personnelle sans aucun rapport ave le contenu du cours,
- soit la réussite à l’examen n’est pas votre priorité et vous me rendez feuille à peu près blanche…
quant aux autres perturbations que je vous inflige, celles qui ne sont pas trop hétérogènes de votre identité intellectuelle et émotionnelle, vous allez les transformer en informations utilisables à la fois pour vous dans votre vie et pour l’examen.
Qu’observons-nous, quand nous observons quelque chose ?
Je vous disais plus haut que les systèmes vivants dont l’organisation neurologique est compatible peuvent se poster en tant qu’observateur d’autres systèmes vivants, sachant que ce qu’ils observent, ce n’est pas l’autre : ce qu’ils observent c’est une interaction entre eux et cet autre.
Cette remarque conduit à un constat plus radical encore : un système vivant qui observe un objet, vivant ou non, construit en fait cet objet à partir de ce que ses propres caractéristiques neuro-cognitivo-psycho-socio-culturelles peuvent construire, en termes de formes et de couleurs par exemple.
Mais dans tous les cas, observer c’est interagir, et ce que nous appelons « observation » n’est pas autre chose que l’effet des changements structuraux auto-produits sous la pression des perturbations générées par cette interaction avec l’objet.
Quand je dis que j’observe une couleur, j’évoque sans le savoir le processus interne qui me fait produire telle ou telle couleur à partir d’une perturbation de type ondulatoire (et je ne peux qu’ignorer les éventuelles couleurs qui peuvent être produites par d’autres organismes à partir de l’infrarouge et de l’ultraviolet car ces longueurs d’onde n’existent pas pour mon système neurologique, alors qu’elles existent pour celui de l’abeille).
Je vous prie de ne jamais oublier cette définition lorsque vous serez psychologues : elle redéfinit et conditionne très puissamment l’action du psychologue clinicien. En effet, elle réduit à néant toute prétention à l’objectivité : je n’observe que les mondes que mon organisme (organisation et structure) peut construire, à partir des perturbations significatives pour lui, et ce que j’observe en fait, ce n’est jamais autre chose qu’une interaction entre moi et un autre.
Ces remarques, parmi beaucoup d’autres, ont permis de produire un modèle qui est aujourd’hui admis par la plupart des chercheurs de haut niveau dans les sciences les plus diverses et dont je vous ai parlé l’an dernier : le modèle constructiviste.
Je vous l’ai dit : la caractéristique auto-informationnelle du vivant implique une critique radicale de la prétention à l’objectivité, c'est-à-dire du pouvoir d’un observateur à se prétendre extérieur au système qu’il observe et décrit.
J’ai personnellement un regret : ce ne sont pas des psychologues qui ont développé ces remarques si importantes pour la psychologie, ce sont des physiciens avec les développements de la physique quantique. Et les psychologues peinent beaucoup à prendre le train en marche.
Vous vous souvenez probablement des remarques faites par le physicien Bernard d’Espagnat (1990 Penser la science ou les enjeux du savoir, Dunod) :
« la science ne peut fournir une vraie description discursive de la réalité indépendante. (...) Elle n’atteint pas vraiment le réel tel qu’il est. » (p 259)
Humberto Maturana souligne ce rapport très particulier que les systèmes vivants entretiennent avec le monde extérieur, à partir d’expériences d’optiques faciles à reproduire et que vous avez expérimentées dans un TD en L1 :
« Nous ne percevons pas entre les erreurs et les non erreurs dans l’expérience de l’action, nous ne distinguons pas entre la perception et l’illusion dans l’expérience de cette situation . »
Deux remarques à l’appui du modèle constructiviste :
Sur une base purement neuro-biologique, si nous opérons un décompte du nombre des neurones sensoriels et sensitifs, par rapport à celui des neurones corticaux, nous trouvons un rapport global de 1 pour 100 000. Ce qui signifie que le cerveau humain s’auto-consulte environ 100 000 fois plus qu’il ne consulte les perturbations qui lui proviennent de l’extérieur.
En outre, nos neurones sensoriels et sensitifs, visuels, auditifs, olfactifs, tactiles… ne savent tous faire qu’une seule chose : 80 millivolts. C’est avec des vagues de n fois 80 millivolts que nous construisons nos univers perceptifs.
Francisco Varela nous en offre une illustration avec le rapport œil-cerveau :
« L’activité, à l’intérieur du cerveau (...) ressemble à un système autonome. Concrètement, par exemple, la rétine n’envoie pas une information au noyau thalamique, le premier point de connexion de la rétine, comme le ferait un fil de commande. Chaque neurone, à l’intérieur du noyau thalamique, est en réalité connecté à 80 % avec d’autres neurones situés à l’intérieur du cerveau; seules 20 % des connexions arrivent à la rétine. Ce fonctionnement ne peut être comparé avec une image qui entrerait, puis serait traitée par paliers successifs. Le fonctionnement du cerveau ressemble beaucoup plus à une conversation très animée au cours de laquelle arrive soudain une autre personne, qui émet des opinions. C’est un phénomène qu’un neurobiologiste a nommé cocktail party effect. Le cerveau fonctionne en permanence ; il reçoit des informations sous la forme d’une interaction, d’un couplage sensoriel. Ce couplage n’est pas du tout reçu comme une commande, qui va être traitée par paliers successifs, mais plutôt sur le mode de la modulation d’une activité intrinsèque. Cette activité intrinsèque explique -et ce point est essentiel- pourquoi chacun d’entre nous voit des choses différentes selon les circonstances. »
Francisco Varela, 1997, « connaissances et représentations ».
Institut du management d’EDF et de GDF.
L’humain n’est pas instructible :
La portée de cette description des processus de changements dans les systèmes vivants est considérable : en effet, elle anéantit le modèle mécaniste de l’instruction ou de la commande pour ce qui concerne le vivant. Qu’est-ce que le modèle mécaniste de l’instruction ou de la commande ? C’est le modèle qui dessine l’humain comme une machine qu’il est possible de modifier, c'est-à-dire d’instruire, par des informations externes, comme on change une pièce ou comme on charge un logiciel dans un ordinateur.
Cette description par Varela du processus de perception, souligne fortement une caractéristique du vivant, fondamentale pour le psychologue et le psychothérapeute : cette caractéristique est la non-instructibilité du vivant. Elle redéfinit radicalement les formes efficaces de l’entretien à visée psychothérapeutique, tout comme celles de l’entretien psychologique
Face à une tentative d’instruction, un humain (comme tout système vivant) peut réagir de deux manières :
- soit il possède les moyens physiologiques, intellectuels, émotionnels, d’y résister et il fait barrage à la tentative d’instruction (comme vous avec les cours que vous vivez comme rébarbatifs),
- soit il n’en a pas les moyens et il ne peut que subir cette instruction, qui tend alors à le détruire. C’est ce qui se passe chez les humains qui subissent un événement à valeur traumatique : cet événement engage un processus de décomplexification psychophysiologique qu’on appelle Syndrome de Stress Post Traumatique.
Nous verrons au fil des années qu’un entretien à visée psychothérapeutique, pour être à la fois efficace et respectueux de la personne qui se confie au thérapeute, ne peut se dérouler que sur la base des mondes identitaires de cette personne et surtout pas sur la base des certitudes du thérapeute. Le couplage particulier qu’est un entretien à visée psychothérapeutique, se construit certes autour du désir de changement exprimé par la personne, mais sans jamais oublier que ce désir de changement est, dans tous les cas un désir de non-changement ! souvenez-vous de la définition de ce qu’est un système et de la fonction homéostatique :
Un système c'est un ensemble d'éléments liés par des interactions dynamiques spécifiques et organisés en fonction d'une finalité, à savoir produire et maintenir son organisation.
les systèmes vivants sont organisés en fonction d'une finalité : produire et maintenir leur organisation. Lorsque des perturbations suffisamment fortes et récurrentes assaillent une personne, un couple, une famille, une équipe, et qu’ils se montrent incapables de produire les informations qui rendraient ces perturbations supportables ou qui les feraient disparaître en tant que perturbation, la demande ne peut être que : « aidez-nous à nous débarrasser de ces perturbations sans changer ! Aidez-nous à ne pas changer ! ». C’est sur ces bases que se construit une suite d’entretiens à visée psychothérapeutique.
couplage et destins de couplage
J’ai employé plusieurs fois le terme « couplage ». En biologie, le terme couplage désigne le fait que deux ou plusieurs organismes vivants sont contraints de co-exister sur un temps plus ou moins long (cellules, organes, membres d’une famille ou d’une équipe, promotion d’étudiants, etc.) ou qu’un organisme vivant est contraint d’entretenir un lien plus ou moins permanent avec un objet (voiture, téléphone cellulaire, par exemple).
Les humains, comme les cellules et les bactéries qui les composent, subissent des couplages avec leurs congénères, sans interruption tout au long de leur vie. Le développement d’un humain n’est donc jamais autre chose qu’une histoire de couplages, une histoire de co-développement. Le terme exact est « co-ontogenèse ».
Humberto Maturana la définit dans les termes suivants :
« La co-ontogénèse signifie seulement une chose. A change de toute façon, et B change de toute façon (...). La co-ontogénèse signifie que ces changements inévitables de A sont contingents aux interactions avec B et avec le milieu que j’appellerai C, avec le milieu non biotique, et que les changements inévitables de B suivent un cours contingent aux interactions de B avec A et avec C. La co-ontogénèse est une histoire de changements structurels de deux systèmes dépendant de leurs interactions récurrentes. Nous sommes tout le temps immergés dans la co-ontogénèse.»
La co-ontogenèse implique donc une inévitable influence réciproque entre A et B, et de C le milieu sur A et B. Mais tout futur psychologue doit retenir que l’influence que A exerce sur B est contingente à ses intentions, dans le même temps que l’influence que B exerce sur A est contingente à ses intentions : pourquoi ?
Nous avons vu que les système vivants ne sont pas instructibles et qu’ils sont auto-informants. Ces caractéristiques impliquent que, lorsque nous communiquons, les messages que nous adressons à l’autre sont codés à partir des composants de notre monde propre : pour l’autre, ils ne sont que des perturbations qu’il régulera en fonction des besoins de son monde propre… et réciproquement.
A et B ne peuvent donc que dériver dans un processus de changement inévitable et contingent à leurs intentions : on parle alors de dérive naturelle.
Couplage et dérive naturelle
Une questions se pose alors, à laquelle il est impératif d’apporter une réponse consistante : comment, bien que nous n’ayons ni entrée ni sortie informationnelle et que, donc, nous ne puissions pas nous informer mutuellement, parvenons-nous malgré tout à fonctionner ensemble de manière viable et avec cette impression que nous nous informons mutuellement plutôt bien ?
ou plutôt devrais-je dire : comment, malgré le fait que l’humain montre une telle intolérance à l’humain et que tous les prétextes lui soient bons pour massacrer l’autre, comment malgré cette terrible réalité de toujours, pouvons-nous persister à nous faire croire que nous nous informons mutuellement plutôt bien ?
Car sur ces point, il faut d’abord quand même remarquer deux choses :
1. si nous nous observons un tant soit peu, nous constatons très souvent que nous sommes dans de perpétuels malentendus les uns avec les autres,
2. les humains montrent d’énormes difficultés à fonctionner ensemble de manière viable. Aussi loin que nous puissions remonter dans l’histoire humaine et même proto-humaine, nous pouvons constater que l’humain n’a jamais cessé de massacrer l’humain et de lui infliger les pires tourments. Le Stalinisme et le nazisme, c’était il y a 60 ans, le Kossovo et ses charniers, c’était il y a 15 ans et l’Afrique, l’Irak, l’Afghanistan et leurs massacres quotidiens, c’est toujours encore maintenant. etc, etc.
Au milieu de cette permanente tempête guerrière donc, il est malgré tout possible d’observer des espaces de fonctionnement viable. Je dis bien « viable » : rien de plus.
Reprenons ce que dit Varela :
« Les machines autopoïétiques n’ont ni imputs ni outputs. Des évènements extérieurs peuvent les perturber, et elles peuvent subir des transformations structurales internes, afin de compenser ces perturbations. Si les perturbations se répètent, la machine peut, à son tour, répéter des séries de transformations internes. . »
De quoi s’agit-il ? il s’agit d’un processus assez simple : face aux mêmes perturbations suffisamment répétées, un système vivant répète à son tour des séries de transformations internes. Il s’agit donc d’une forme d’apprentissage. Quand deux systèmes vivants sont ainsi couplés, les perturbations sont inévitablement à double sens (A influence B qui influence A). les effets de ces régularités se décrivent en terme de coordinations d'actions. Daniel Stern décrit ce processus entre mère et nourrisson en termes d’accordage.
Le problème, pour A autant que pour B, est que la caractéristique autoréférencielle de l’humain leur donne évidemment l’illusion qu’ils ont instruit l’autre (l’histoire des rats de laboratoire) (par exemple un parent ou un enseignant, a l’illusion qu’il a instruit l’enfant ou l’adolescent concerné pendant que l’enfant ou l’adolescent a l’illusion qu’il a instruit le parent ou un enseignant ; vous avez l’illusion d’avoir dressé votre chien pendant que le chien a l’illusion qu’il vous a instruit).
Les humains restent donc systématiquement aveugles sur deux points :
- A est certain d’influencer B et il est tout aussi certain de ne pas avoir été influencé par B ; il pense donc que B a changé mais que lui-même n’a pas changé… dans le même temps que B est certain d’influencer A et il est tout aussi certain de ne pas avoir été influencé par A ; il pense donc que A a changé mais que lui-même n’a pas changé…
- De plus, tous deux persistent à se faire croire que les changement perçus chez l’autre ne sont pas contingent à leurs intentions et qu’ils l’ont bel et bien instruit.
Coordinations d'actions
Nous parlons bien de coordinations d'actions, pas de coordinations d'intentions.
Le problème par rapport à l’action est multiple :
- Il y a en effet ce qu’on dit qu’on va faire,
- ce qu’on croit faire
- ce qu’on fait réellement
- et ce qu’on pense avoir fait…
avec les effets, non pas de ce qu’on a cru faire, mais de ce qu’on a effectivement fait.
Ce qui se coordonne ce ne sont pas les intentions, ce sont les actions.
Et un psychologue ne doit jamais oublier que parler est une action, avec des effets (contingents à ses intentions) sur la ou les personnes avec lesquelles il est couplé et réciproquement.
Communiquer est une action :
Vous pouvez ne pas parler, mais vous ne pouvez pas ne pas communiquer, vous ne pouvez pas ne pas avoir d’effets sur la ou les personnes avec lesquelles vous êtes couplés, et réciproquement.
Mais reprenons cette petite phrase de Varela :
« Si les perturbations se répètent, la machine peut, à son tour, répéter des séries de transformations internes. »
Entre deux systèmes vivants, vous et votre chien par exemple, ou vous et votre flirt, ou vous et moi, si les perturbations que nous ne pouvons pas ne pas nous infliger mutuellement se répètent suffisamment à l’identique, nous allons peu à peu nous mettre à répéter les mêmes sériés de transformations internes, c'est-à-dire des apprentissages : nous allons nous coordonner les uns avec les autres.
Ce concept de coordinations d'actions revêt une grande importance pour qui veut construire un modèle à la fois suffisamment complexe et suffisamment opératoire de l’entretien à visée psychothérapeutique.
Nous pouvons distinguer plusieurs niveaux logiques dans le processus de coordinations d'actions.
Coordination interpersonnelle d’action
Précisons que, pour qu’entre l’action du sujet A et l’action du sujet B il y ait coordination, il ne suffit pas qu’il y ait couplage entre eux : un couplage implique une perturbation contingente réciproque, une influence circulaire d’un système vivant sur un autre système vivant, mais pas nécessairement une coordination de ces actions. De fait, il est facile de montrer que la coordination émerge :
- Soit de la récurrence des mêmes jeux de perturbations réciproques, c’est le processus le plus fréquent, qui définit les formes les plus courantes de l’apprentissage (apprentissages 1 et 2 selon Bateson),
- Soit du caractère très prégnant d’une perturbation isolée, processus moins fréquent qui est lié :
- soit au caractère traumatisant de la perturbation (événement traumatique (apprentissage 0 selon Bateson),
- soit au caractère très pertinent de la perturbation (injonction ou interprétation pertinente en thérapie, rencontre significative : apprentissage 3 selon Bateson),
De ces différentes modalités de coordination émerge, entre les protagonistes, une signification, c'est-à-dire un « je sais quoi faire à cet instant dans cette situation ! », dans lequel tous deux croient avoir instruit l’autre...
Ce que Daniel Stern appelle l’accordage entre mère et nourrisson est une illustration de la co-construction de coordinations interpersonnelles d’actions : en quelques semaines, émerge entre eux un « je sais quoi faire à cet instant dans cette situation ! », dans lequel tous deux croient avoir instruit l’autre...
Coordinations sociales d’actions.
Pour que cette coordination d’action devienne un phénomène social, il faut et il suffit que ce modèle de perturbations réciproques A inter B suffisamment redondantes, s’étende à un groupe social de type A inter B inter C inter D inter N inter A ; elles entraînent des jeux de rétroactions qui, bien que toujours contingents, montrent un niveau de redondance équivalent. Nous sommes alors devant un jeu de coordinations récurrentes d’actions sociales, qui dessinent une danse collective, dont les diverses figures deviennent assez largement prédictibles (apprentissage niveau 1, puis de niveau 2 pour Bateson). L’expérimentation en psychologie animale et humaine montre que ce que nous appelons cohérence sociale ou cohérence du groupe, n’existe et ne perdure qu’à partir d’un degré suffisant et suffisamment constant des mêmes coordinations d’actions, c'est-à-dire d’un apprentissage réciproque suffisant.
coordinations linguistiques d’actions.
Elles consistent à se coordonner à distance, au moyen d’une signalétique plus ou moins étendue, faite de signaux vocaux. Dans ce cas, une vocalisation montre la même valeur qu’une communication gestuelle car elles sont toutes deux des signaux : à ce niveau de coordination, le langage humain n’a qu’une valeur opératoire, instrumentale. Les mots peuvent avoir exactement le même usage que des gestes ou des mimiques : ils ne sont alors que des injonctions à agir. Les mammifères sociaux font tous usage de coordinations linguistiques d’actions.
La richesse du langage humain nous conduit trop souvent à croire que ce niveau primaire de coordinations linguistiques d’actions est rare chez l’humain et que nous naviguons en permanence dans les hautes sphères du langage symbolique. C'est une erreur, car le langage opératoire, instrumental, reste le support d'une grande quantité de nos interactions, en particulier dans les univers éducatifs et pédagogique : « donne ! », « prends ton manteau ! », « arrête ! », « avance ! », « Tais-toi ! », « mange ! », « Nous allons sortir ! »... le point de vue commun évoquerait ici le langage de l’autorité, je le nommerais plutôt injonction à ne pas penser.
Il me semble important qu'un psychologue, un éducateur, un enseignant, sachent distinguer entre les deux niveaux de langage que sont le niveau instrumental et le niveau symbolique. Une injonction à ne pas penser relève du langage instrumental : en tant qu’elle n’est qu’une injonction à agir selon ma volonté, elle instrumentalise l’autre en le définissant comme le prolongement de moi-même et comme rien d’autre ; une injonction à penser relève du langage symbolique, dans la mesure où elle consiste à proposer à l’autre la mise en œuvre d’une signification c'est-à-dire d’une co-information.
En fait, chez l’humain, le registre des coordinations linguistiques d'actions ne montre une réelle utilité que dans l’urgence du danger : « stop !… Arrête !… Ne touche pas !… Chaud !… Non !… Attention !…etc. ». Ces interjections sont de fait des injonctions à ne pas penser, mais précisément dans des contextes où prendre le temps de penser revient à se mettre en danger.
Parents, éducateurs et enseignants croient volontiers que les apprentissages procéduraux de base passent par une suite d’injonctions du type coordinations linguistiques d'actions. Nous verrons dans le paragraphe suivant que les apprentissages procéduraux s’accomplissent en fait à travers la capacité mimétique des enfants observant les parents et les autres enfants.
coordinations culturelles d’actions.
Il nous faut ici distinguer entre comportements sociaux et comportement culturels. Les coordinations culturelles d’actions impliquent :
- une capacité d’innovation individuelle face à une contrainte ou une occurrence nouvelle,
- couplée à un rapport suffisamment développé à la mimesis, l’apprentissage par observation-imitation de l’autre en train d’innover.
Une coordination culturelle d'action implique donc d’abord la diffusion horizontale d’un apprentissage (ici et maintenant), suivie d’une diffusion verticale de cet apprentissage (entre les générations).
Certains singes et certains oiseaux manifestent des coordinations culturelles d’actions en ceci que nous pouvons observer chez eux une diffusion horizontale d’apprentissages, suivie d’une stabilité dans la diffusion transgénérationnelle de ces comportements acquis.
Chez l’homme, au-delà de l’apprentissage mimétique présent dans l’ensemble des apprentissages procéduraux, les coordinations culturelles d’actions se définissent à travers une tension permanente entre deux courants conflictuels :
- l’innovation, qui consiste à générer de nouvelles acquisitions reprises par d’autres,
- et la tradition, qui consiste à maintenir les innovations devenues des acquis.
Ce que les anthropologues culturels, comme Abram Kardiner (1891-1981) et Ralph Linton (1893-1953) appellent « personnalité de base » rend bien compte de la combinaison entre coordination sociale d’action et coordination culturelle d'action.
Objet, classes d’objets, classes de classes d’objets :
Nous avons énuméré quatre modes de coordinations d'actions :
- les coordinations interpersonnelles d’actions,
- les coordinations sociales d’actions,
- les coordinations linguistiques d’actions
- les coordinations culturelles d’actions,
ces quatre niveaux se définissent logiquement en terme de classe. Chacun d’entre eux se définit comme la classe d’une série d’objets :
- objets interpersonnels
- objets sociaux
- objets linguistiques
- objets culturels
Ces quatre classes d’objets entrent dans une classe de classe que nous définirons comme la classe des coordinations comportementales d'actions, que nous partageons avec un grand nombre d’animaux sociaux.
Les coordinations comportementales d'actions montrent une particularité extrêmement importante pour un futur psychologue et plus encore pour un psychothérapeute : elles sont le plus souvent invisibles à celles et ceux qui les mettent en œuvre : nos propres comportements nous sont invisibles.
Parallèlement aux coordinations comportementales d'actions, nous pouvons décrire un autre niveau de coordinations d'actions, propre à l’humain : les coordinations de coordinations d'actions. Nous entrons dans un univers plus complexe, fondé sur les processus de ponctuation réciproque, de connotation et de métacommunication.
coordinations linguistiques de coordinations d’actions.
Chez l’homme, au delà des coordinations comportementales d’actions, il y a les coordinations linguistiques de coordinations d’actions (à ne pas confondre avec les coordinations linguistiques d'actions qui sont de simples coordinations comportementales d'actions, alors que les coordinations linguistiques de coordinations d’actions sont des coordinations de coordinations d'actions).
A ce niveau, la communication échappe à la simple dimension opératoire et instrumentale, pour former un univers de ponctuations, de connotations, de commentaires des autres niveaux de coordinations d’actions, ainsi que de métacommunication.
Ponctuation ? Gregory Bateson, Jay Haley, John Weakland et Don Jackson (1956) ont attiré notre attention sur ceci que lorsque nous communiquons, trois niveaux de communication se mettent simultanément en œuvre : verbal, gestuel-mimique et contextuel. Ces trois niveaux se ponctuent mutuellement et c’est le résultat de cette ponctuation qui est le message. Les coordinations comportementales d'actions ne ménagent la possibilité que de deux niveaux de ponctuation : gestuel-mimique et contextuel. Avec le langage, la ponctuation s’enrichit considérablement, nous entrons dans un niveau d’abstraction qui intègre le registre comportemental dans un jeu très complexe de combinaisons communicationnelles.
Connotation ? Il nous est possible, en même temps, de désigner un objet et attribuer certaines qualités ou défauts à cet objet. Cette connotation peut s’opère facilement et souvent à l’insu de celui qui l’opère, à travers telle ou telle ponctuation mimique, par exemple.
Commentaires ? les coordinations linguistiques de coordinations d’actions se déroulent aussi comme un commentaire incessant de ce que nous faisons, de ce que nous avons fait, de ce que nous allons faire et de ce que font, ont fait ou vont faire les autres. Nous verrons plus loin que ces commentaires posent un problème qui ne doit en aucun cas échapper aux professionnels psycho-éducatifs.
Métacommunication ? il s’agit de la communication sur une communication ou encore d’une communication à propos d’une autre communication. Ce méta niveau dans la communication se révèle le plus souvent extrêmement précieux, dans la mesure où il se produit comme un puissant régulateur des émotions au sein d’un groupe. Quand, après avoir dit quelque chose et que nous voyons notre interlocuteur choqué ou interrogatif, nous enchaînons avec : « ce que je voulais te dire… », nous métacommuniquons et, ce faisant, nous nous donnons une chance de ne pas rester sur un malentendu générateur de tension. Nous verrons plus loin que nous pouvons aussi métacommuniquer « à côté de la plaque ».
les coordinations linguistiques de coordinations d’actions constituent un niveau de communication très incarné, elles sont un vecteur majeur de l’expression de notre identité ; ici, nous adhérons aux contenus de notre discours, totalement et sans la moindre distance, et nous supportons très mal qu’on y porte atteinte ou même qu’on les contredise. Nous sommes ici dans l’univers de la croyance, de l’autoréférence.
A observer les comportements des humains lorsqu’on porte atteinte à leurs croyances, il apparaît assez clairement qu’elles sont une partie composante essentielle de leur être identitaire : l’Histoire et les journaux TV nous montrent quotidiennement que les humains sont prêts à tuer et à mourir pour leurs croyances.
Mais attention : bien que nous éprouvions vis à vis de nos croyances un sentiment de propriété très personnelle, intime, elles ne sont qu’« un lien entre ». L’expression de mes croyances face à un autre me définit aux yeux de cet autre, que je le veuille ou non, dans une identité sociale et culturelle particulière, dans une appartenance à un groupe ; la réponse qu’il me fera me conduira immanquablement à le définir à son tour dans une identité sociale et culturelle particulière, dans une appartenance à un groupe.
En tant que mes croyances exprimées sont des coordinations d'actions, elles peuvent se constituer comme des rituels d’appartenance qui me coordonnent avec d’autres « croyants de la même chose » et affirment notre identité commune, celle de notre groupe d’appartenance ; nos croyances exprimées nous constituent en tant que parties composantes de systèmes.
Il est donc possible de définir les coordinations linguistiques de coordinations d’actions comme des communications sur nos identités ; au niveau d’une culture, elles concourent, avec les coordinations comportementales d'actions, à la production de ce que Kardiner appelait « la personnalité de base », c'est-à-dire aussi à la diffusion des paradigmes, des modèles, des théories et des idéologies qui façonnent notre intellect et nos actions dans une société donnée à une époque donnée.
Paradoxe des coordinations linguistiques de coordinations d'actions :
J’ai insisté plus haut à dire que nous ne commentons jamais des actes, mais seulement les représentations que nous en construisons à travers nos commentaires, que, en d’autres termes, nous ne nous voyons pas nous comporter ; à présent j’insiste à décrire les coordinations linguistiques de coordinations d'actions comme un jeu permanent de commentaires portés sur nos coordinations comportementales d'actions. N’y a-t-il une contradiction à soutenir simultanément ces deux affirmations ? Comment, en effet, peut-on commenter ce qu’on ne voit pas ?
De fait, la particularité de ce niveau de coordination d'actions est que, dans notre quotidien, il opère sans cesse des commentaires sur des processus dont il ignore tout et sur lesquels il est totalement aveugle.
Quelques illustrations de ce paradoxe :
Le cas de Paul :
Chez l’ensemble des humains latéralisés, le cerveau humain est fortement spécialisé. Le cerveau gauche sait lire mais ne décrypte pas les images, alors que le cerveau droit décrypte bien les images mais ne sait pas lire. Ces particularités du cerveau se vérifient facilement à l’aide d’une expérimentation classique faite avec des sujets dont le corps calleux a été sectionné . Le corps calleux est un pont communicationnel entre les deux hémisphères cérébraux et qui les couple en permanence de telle sorte que l’hémisphère droit « sait » en temps réel ce que fait l’hémisphère gauche et réciproquement. Un sujet dont les deux hémisphères sont découplés, possède donc non pas un seul mais bien deux cerveaux : plus précisément, il y a alors deux sujets, celui du cerveau droit et celui du cerveau gauche.
Dans cette expérimentation, le sujet est assis devant un écran, un cache perpendiculaire sépare le visage du sujet en deux espaces visuels distincts. Ce que voit son œil droit, son œil gauche ne le voit pas et réciproquement. Ainsi, lorsqu’on montre à l’œil droit une ligne d’écriture, par exemple « cherchez une clé derrière l’écran ! », il reste immobile, de même si on montre à son œil gauche une image de clé en lui disant de chercher cet objet derrière l’écran.
Paul est un jeune homme qui a subi une section du corps calleux. La particularité de Paul est qu’il est parfaitement ambidextre, ce qui signifie que ses deux hémisphères savent à la fois lire et décrypter les images. Ses deux cerveaux étant découplés, il y a cependant bien deux Paul : celui du cerveau droit et celui du cerveau gauche. Devant l’écran, ce que voit l’œil droit de Paul, son œil gauche ne le voit pas et réciproquement. Apparaît sur l’écran de gauche la phrase suivante : « grattez-vous l’oreille ! ». Paul obéit et se gratte l’oreille. Apparaît ensuite sur l’écran de droite : « pourquoi vous êtes-vous gratté l’oreille ? ». Le cerveau droit de Paul ne peut pas savoir pourquoi il s’est gratté l’oreille, parce seul son cerveau gauche a lu l’injonction écrite. Paul répond cependant sans hésiter : « parce qu’elle me démangeait ! ».
Ceci est une illustration expérimentale de ce que nous faisons à journée faite : nous passons notre temps à commenter des coordinations comportementales d'actions qui, pour ce qui concerne nos propres comportements, nous sont invisibles ! En fait, ce que nous croyons être la description de nos comportements n’est que l’idée que nous nous faisons de nos comportements. Le fait que nous ne nous voyons pas nous comporter ne nous empêche en aucune façon d’en parler, mais sur un mode irréductiblement décalé. Nous ne décrivons que ce que nous croyons avoir fait, jamais ce que nous avons effectivement fait.
Les expériences de Milton Erickson :
Milton Erickson est le fondateur de l’hypnothérapie moderne. Il nous a laissé quatre forts tomes de ses travaux. Dans un article intitulé « à propos de la nature et des caractéristiques du comportement post-hypnotique », il décrit la façon dont un individu opère des commentaires sur des comportements dont il ignore tout et sur lesquels il est totalement aveugle.
Erickson soumet une série de sujets à une même expérience. Sous hypnose il leur est suggéré que, après que l’hypnotiste les ait éveillé, il doivent se lever, aller jusqu’à un livre posé sur une table, prendre ce livre et le ranger dans la bibliothèque. Un assistant subtilise le livre à un moment où, en se levant, le sujet, distrait par un comparse, tourne la tête.
Certains sujets exécutent la tâche en hallucinant le livre ; d’autres remarquent que le livre a disparu, puis, après un moment de perplexité, l’hallucinent à la place où ils auraient dû le poser. Par exemple, l’un d’eux dit ceci :
« c’est drôle comme on peut devenir distrait. Pendant une minute, là, j’ai eu l’intention de mettre ce livre dans la bibliothèque, alors qu’en fait je venais juste de le faire. Je suppose que c’est parce que ça m’ennuyait tellement de me trouver là que la seule chose que j’avais en tête était de faire ce que je devais, et que je n’ai pas fait attention que je l’avais déjà fait. » (p. 494)
d’autres encore constataient le nouvel emplacement du livre (déplacé par l’assistant) et décidaient que la position initiale avait été une illusion ; d’autres, enfin, construisaient une interprétation plausible de ce qu’ils ne pouvaient évidemment comprendre. Par exemple :
« Pourquoi ? Qui a laissé ce livre sur cette chaise ? Je me rappelle très bien l’avoir vu sur la table! »
ou bien :
« j’ai attendu toute la soirée que ce livre tombe de la pile sur la table et enfin il est tombé. Ca vous dérange si je le mets dans la bibliothèque ? »
Ces exemples, comme celui de Paul, illustrent cette constante capacité que les humains montrent à se donner des explications de ce qu’ils ont fait et de ce qu’ils n’ont pas fait, dans la plus grande ignorance des processus en jeu dans les déterminations de leurs actions.
C’est pourquoi les professionnels psycho-éducatifs doivent se montrer prudents avec les explications qu’ils se donnent de ce qu’ils font, tant qu’ils ne les ont pas mises à la discussion avec les collègues. C’est pourquoi aussi, le seul moyen efficace de rendre visibles les petites claques que nous distribuons à nos jeunes clients est la mise en œuvre de regards et de commentaires croisés.
Décoordination sémantique de coordinations linguistiques
de coordination d’actions.
Nous abordons ici un nouvel emboîtement logique de niveau supérieur. Le langage humain montre une particularité que ne montre aucun autre langage : il montre un potentiel indéfini en terme de recombinaisons.
A partir d’un nombre restreint de phonèmes (de 21 à 52 selon les langues), il se recombine sans cesse en un nombre indéfini de phrases nouvelles, en même temps qu’il produit à l’infini des mots nouveaux.
Cette caractéristique le rend radicalement différent des langages animaux, dans lesquels un phonème est indissolublement attaché à une signification et à une seule, ce qui le définit comme signal. En outre, ces signaux ne sont pas ou très peu combinables, de sorte qu’un langage animal qui comprend 12 phonèmes ne comprend en fait que 12 mots en tout et pour tout, soit 12 signaux distincts.
Le langage humain témoigne donc d’une capacité de complexification infinie :
- en termes de messages,
- en termes de messages ponctuant d’autres messages,
- en termes de messages ponctuant d’autres messages qui ponctuent déjà d’autres messages,
- etc., à l’infini.
C’est une métastructure de métastructure.
Ce processus infini de ponctuation et de recombinaison génère un niveau supplémentaire d’organisation langagière, probablement le plus récent dans l’évolution humaine, un niveau dont la complexité le rend proprement insupportable à l’humain : l’invention de nouveautés non admissibles dans les univers de croyance existants.
Il s’agit du registre de la production de connaissance nouvelle, relevant de ce que Anna Arendt appelle processus de pensée (thinking). En effet, ce niveau supplémentaire de complexification s’accompagne d’un potentiel d’innovation de pensée, c'est-à-dire de l’émergence de pensées nouvelles, soit d’objets de pensée nouveaux (objets), et de formes de pensée nouvelles (classes d’objets), lesquelles s’accompagneront d’actions et de formes d’actions nouvelles, à partir du moment où ces innovations de pensée auront été produites en objets langagiers.
Ce registre de la production de connaissance nouvelle est essentiellement une structure très volatile.
Contrairement à ce que nous pouvons observer de la puissante incarnation de la croyance, la connaissance ne devient jamais partie composante de l’identité d’un humain, probablement du fait de sa non-incarnation.
A en observer les effets, il semble qu’il décoordonne l’humain de lui-même en initiant un mouvement de dissociation de ce qui devient alors perceptible comme corps d’une part et esprit d’autre part. Il le décoordonne aussi de ses groupes d’appartenance en le dissociant des croyances et savoirs communs qui cimentent ces groupes.
C’est pourquoi nous l’appelons décoordination sémantique de coordination linguistiques de coordinations d’actions.
Le paradoxe propre à ce niveau de l’organisation humaine est que la décoordination sémantique de coordinations linguistiques de coordination d’actions ne peut se prêter à diffusion qu’au prix d’une mutation dont vous bénéficiez quotidiennement dan vos études universitaires : elle doit muter en croyance.
A l’évidence, ce processus de mutation ne rencontre aucune difficulté : il s’agit en effet du processus de production d’une structure humaine particulière : la « science normale » telle que définie par Kuhn.
Une connaissance nouvelle peut émerger au sein de tout domaine de pensée constitués en discipline, qu’elle soit aujourd’hui définie comme science dure ou science molle. Elle peut aussi émerger en marge des disciplines existantes et devenir la source d’une nouvelle discipline.
Une connaissance nouvelle (processus d’épistémopoïèse) n’émerge en fait qu’au prix d’une lutte constante contre la tendance très puissante à l’incarnation du discours, qui détermine tout discours à devenir croyance.
Cette lutte est généralement brève : en effet, soit la connaissance nouvelle pose un nouveau paradigme et, après quelques soubresauts (pouvant s’étendre sur un an à un siècle quand même !), elle devient le nouveau paradigme local de la discipline au sein de laquelle elle a émergé, soit cette connaissance nouvelle n’intervient pas dans un contexte favorable et, en tant qu’anomalie, elle tombe dans l’oubli (Le modèle héliocentrique d’Aristarque est ainsi resté dans l’oubli jusqu’à ce que Copernic le réinvente 18 siècles plus tard).
La mutation d’une connaissance nouvelle en « science normale », c'est-à-dire en savoir universitaire, telle que définis par Kuhn s’est opérée, durant trois siècles au moins, à travers deux processus particuliers :
- l’effacement du sujet du discours : l’objectivisme,
- l’affirmation soutenue que ce discours objectif décrit le monde tel qu’il est réellement : le réalisme.
Le discours du « scientifique normal » est défini par lui comme « objectif » et « vrai », en ce qu’il est supposé pouvoir être proféré et soutenu de la même exacte façon par n’importe quel « scientifique normal », c'est-à-dire par personne, et qu’il est supposé décrire la réalité du monde naturel, l’effacement du sujet du discours étant logiquement nécessaire à la posture réaliste dans la mesure où la présence d’un sujet du discours implique un regard « subjectif ».
Nous réserverons donc le terme de « connaissance » à l’émergence du « nouveau », et celui de « savoir » au résultat de sa mutation en « science normale ».
La connaissance (par définition nouvelle) déstabilise ; le savoir universitaire (par définition largement partagé) re-stabilise.
L’insupportable de l’inconsistant :
La particularité de ce niveau de coordination est qu’il crée de l’étrange, de l’inconnu, du nouveau, de l’inconsistant, dans lequel les humains ne supportent pas de se maintenir et qui ne prend consistance qu’avec son passage au niveau logique inférieur : l’univers des savoirs admis (coordination linguistique de coordination d'actions).
La nouveauté, dans l’univers de la recherche, revient en effet toujours à devoir se confronter à du non-sens : une connaissance nouvelle, non encore mutée en savoir, relève d’un non-sens par définition insupportable à l’humain. Lorsqu’il y est confronté, il se sent au bord de la folie. Souvenez-vous de ce qu’en disait Valt Fitch, prix Nobel de physique :
« Ce fut, d'abord, une sacrée décharge d'adrénaline, puis un pénible travail de vérification. Durant six mois, nous avons cherché par tous les moyens à faire disparaître cet effet. Mais rien à faire. La violation de CP était la seule cause possible. »
Devant ce constat insupportable de non-sens, les scientifiques n’ont de cesse que de faire disparaître l’anomalie, si c’est impossible ils n’ont de cesse que de réajuster la théorie (le modèle standard) à ce phénomène ou, si la théorie ne s’y prête pas, d’en construire une autre qui « explique » ce phénomène…
Souvenez-vous de ces remarques de Kuhn :
« Les scientifiques n’ont pas non plus pour but, normalement, d’inventer de nouvelles théories, et ils sont souvent intolérants envers celles qu’inventent les autres. Au contraire, la recherche en sciences normales est dirigée vers l’articulation des phénomènes et théories que le paradigme fournit déjà. »
en psychologie, par exemple, l’immense majorité des chercheurs ne font en fait que de l’application de choses déjà trouvées, ils font de l’application paradigmatique et se montrent très hostiles à toute nouveauté.
D’un discours « objectif » à une « intersubjectivité démonstrative »
Notons que ce mode d’effacement du sujet, au-delà de l’universalisation du discours scientifique réaliste, se montrait extrêmement confortable par le corps scientifique qui y trouvait un refuge efficace contre la responsabilité personnelle du scientifique et contre l’originalité ; tous les chercheurs connaissent bien l’aphorisme suivant : « il est toujours préférable d’avoir tort avec les autres qu’avoir raison tout seul ! ».
A l’heure actuelle, la plupart des sciences de pointe (donc pas les sciences humaines) ont officiellement renoncé au modèle objectiviste-réaliste, au bénéfice d’un modèle qui réintègre le sujet observant-expérimentant au cœur de ses observations-expérimentations. Ce modèle est le modèle constructiviste. Les scientifiques de pointes admettent en effet qu’il n’ont aucun accès direct au monde naturel et que leur travail consiste à en produire des modèles, aussi consistants et efficaces que possibles. Ils savent que les paradigmes locaux qui soutiennent leurs travaux seront un jour abandonnés comme l’ont été les paradigmes locaux précédents. Ils sont insensiblement passé du paradigme-maître mécaniste à celui de la complexité et d’une posture « objective » à une posture d’« intersubjectivité démonstrative ». Ils savent que « la science ne prouve pas, elle éprouve » (Bateson), que leur travail consiste à produire des modèles assez cohérents pour être un jour réfutables.
Quant au confort qu’apportait le principe de non responsabilité personnelle aux « scientifiques normaux », il tend à disparaître au bénéfice d’un principe de responsabilité Heinz Von Foerster, logicien de la complexité, souligne qu’il n’y a pas d’objectivité dans la science, il n’y a que de la responsabilité.
lire : von Foerster Heinz, « Ethique et cybernétique de second ordre » in Systémes éthique perspectives en thérapie familiale, sous dir. Rey Y et Prieur B, 1993, ESF, Paris.
Von Foerster Heinz, « Anacrouse » in Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratique de réseaux, 1990, Privat, Toulouse, n° 9.
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EVOLUTION DU DARWINISME:
VERS UN MODELE AUTOPOÏETIQUE.
(in 15ième congrès international de cybernétique - NAMUR 1998 pp.796/801)
Jean-Paul GAILLARD
Summary :The author will attempt to show how Darwinism, as a model of the evolution of the species, is giving way little by little to a more complex model, the autopoietic model, which is proving to be both more robust and more complete with respect to the propositions it allows. The author wili illustrate his assertions by way ofexamples while underlining some contradictions and paradoxes, above which Darwinism cannot easily rise, and which the autopoietic model resolves rather elegantly.
Résumé : l’auteur tente de montrer que le darwinisme en tant que modèle de l’évolution des espèces, laisse peu à peu la place à un modèle plus complexe, le modèle autopoïétique, qui se montre plus robuste et plus complet dans les propositions qu’il autorise. L’auteur illustre ses assertions d’exemples et souligne quelques contradictions et paradoxes dans lesquels le darwinisme tend à s’enliser et que le modèle autopoïétique résout non sans élégance.
Key words : Darwinism - autopoiesis - paradigm - co-evolution - co-ontogeny - auto-organisation - auto-reference - embryology - dépliage - tautology.
Mots clés : darwinisme – autopoïèse – paradigme – co-évolution – co-ontogenèse – auto-organisation – autoréférence – embryologie – dépliage – tautologie –
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La théorie Darwinienne a rarement fait l’objet d’une publicité aussi considérable qu’aujourd’hui, si ce n’est à ses débuts, lorsqu’il lui fallut s’imposer, face aux théories concurrentes. Clin d’œil du destin, ou effet d’autoréférence ? La récente publicité, qui, en particulier avec la parution du grand dictionnaire du Darwinisme, tend, à l’évidence, à imposer le Darwinisme comme le paradigme en matière d’évolution, nous semble précisément relever du chant du cygne d’un paradigme qui, depuis près d’un siècle avait, avec un bonheur certain et une réelle puissance, uni sous sa houlette le corps scientifique dans son plus large ensemble.
L’histoire des sciences et l’épistémologie semblent montrer qu’un paradigme n’a besoin de publicité que deux fois, dans sa vie : lors de son avènement et lorsqu’il s’écroule; durant le temps de son effectivité, il est tenu par les corps scientifiques concernés comme un absolu qu’on enrichit et qu’on diversifie, mais qu’il serait malséant d’explorer dans ses fondements. Jamais, depuis son avènement, la théorie Darwinienne de l’évolution des espèces, confrontée aux progrès scientifique qu’elle a suscité, n’a paru aussi fragile, aussi incomplète : un paradigme en chasse un autre. Le paradigme Darwinien pourrait bien laisser, non sans soubresauts, la place au paradigme autopoïétique. Ce dernier occupe peu à peu la totalité du terrain, sans même que les chercheurs qui s’appuient désormais sur ses présupposés, n’en aient conscience.
L’autopoïèse comme caractéristique majeure du vivant.
Peut-être convient-il de rappeler brièvement les concepts clés du modèle autopoïétique (Maturana, Varela 1974-1997) :
D’abord, l’autopoïèse ou auto-production: tous les systèmes vivants, et seulement, les systèmes vivants, s’auto-produisent, c’est-à-dire que leur produit est eux-mêmes. L’autopoïèse est donc une caractéristique des systèmes vivants.
L’organisation et la structure sont deux registres complémentaires qui, loin de leurs frontières, sont aisément identifiables, mais qui, dans leurs zones frontalières, se fractalisent et deviennent indiscernables. L’organisation contient les configurations maintenues invariantes d’une espèce et dont l’altération provoque sa disparition ou son évolution en une autre espèce. La structure décrit « l’ensemble des relations effectives entre les composants présents » (Varela 1993) dans un organisme particulier, ce qui, dans le développement d’un organisme, ne cesse de varier; ces changements et variations ne sont quantitativement et qualitativement encadrées que par les possibles organisationnels qui déterminent les capacités de survie de l’organisme, face aux contraintes du milieu.
Les systèmes vivants, de par leur capacité de produire des membranes, sont doués d’identité, d’unité et d’autonomie: ils manifestent en permanence la capacité de se distinguer de leur milieu biotique et non biotique, leurs organes entretiennent entre eux des liens particulièrement prégnant; ils spécifient leurs propres lois.
Couplage, unités composites, co-ontogenèse, dérive naturelle et structures ou fonctions émergentes : la notion de couplage désigne, en biologie, la situation de deux unités biologiques contraintes de coexister plus ou moins étroitement. Il en est ainsi de tous les composants unitaires d’un système vivant entre eux (molécules entre elles, cellules, organes, individus, sociétés). Les effets de couplage d’une cellule avec ses voisines de même identité sont modélisables en termes de bruit et d’information (Atlan 1970): les bruits (perturbations) provoqués par le couplage doivent rester en deçà du seuil de destruction des unités impliquées. L’unité composite ainsi réalisée se manifeste à travers un jeu d’informations (connexons/connexine p.ex.), toujours circulaires, par lesquelles se régulent survie et développement commun (co-ontogenèse, dérive naturelle). De fait, l’ontogenèse d’un organisme vivant se produit, dans tous les cas, à travers une série de couplages plus ou moins durables avec d’autres organismes vivants, ainsi qu’avec le milieu: il s’agit donc d’une co-ontogenèse, dans laquelle, inévitablement, A influence B qui influence A. Les effets très long terme de cette co-ontogenèse, ainsi que ses effets sur les systèmes très autonomes (êtres vivants complexes) étant peu prédictibles, on parlera de dérive co-ontogénétique ou dérive naturelle, par laquelle les organismes peuvent aller jusqu’à une co-évolution. De ces jeux entre organismes et avec leur milieu, émergent des structures ou des fonctions qu’aucun des organismes en présence ne possède en propre. Ces structures et ces fonctions exercent alors une influence sur les dérives co-ontogénétiques et phylogénétiques des systèmes concernés.
Auto-organisation, auto-information, autoréférence: La dérive co-ontogénétique d’un ensemble (neurones, organes, organismes) produit l’émergence de structures et de fonctions nouvelles qui déterminent à long terme l’apparition d’une organisation nouvelle (un jeu d’invariants, un système nouveau, une espèce nouvelle ), laquelle offre un nouveau cadre que la structure pourra subvertir. Par exemple, du point de vue de l’évolution, la théorie endo-symbiotique pose l’hypothèse selon laquelle la dérive co-ontogénétique d’organismes primitifs aurait conduit à la constitution des cellules eucaryotes actuelles : les mitochondries de ces dernières seraient des bactéries symbiotes des eucaryotes primitifs, symbiose produisant un couplage suffisamment viable pour évoluer vers l’unité composite qu’est la cellule eucaryote actuelle. Du couplage suffisamment viable entre cellules eucaryotes aurait ensuite émergé un jeu de configurations invariantes: les organismes primitifs qui, à leur tour, auraient, dans certains cas, constitués entre eux des configurations invariantes: les organismes complexes.
Par ailleurs, les systèmes vivants ne sont pas instructibles: les instructions, c’est-à-dire les perturbations du monde extérieur, ne les modifient pas: elles ne peuvent que les contraindre à modifier elles-mêmes leur structure, ou entraînent leur destruction dans le cas où ces instructions altèrent un élément organisationnel. Les modifications structurelles se produisent en totalité à partir de leur potentiel-propre, elles ne sont en aucun cas instruites par l’extérieur.
Enaction : ce concept recadre assez radicalement les concepts de perception et d’action, soit l’ensemble insécable constitué par la combinaison contingente chez deux systèmes vivants au moins (l’abeille et la fleur par exemple), des interactions perception-action comme productrices de co-ontogenèse et de co-évolution.
Paradigmes : la succession.
Comme cela est parfois le cas, dans les processus de succession paradigmatique, les relations entre le nouveau (autopoïèse) et l’ancien (darwinisme) ne sont pas symétriques: le paradigme autopoïétique recadre, recalibre et réinterprète l’univers créé par le darwinisme, sans pour autant s’acharner à le détruire et même en se réclamant de lui. Par contre, le devancier se défend bec et ongles. Ainsi, le nouveau modèle intègre de très larges pans du corpus paradigmatique darwinien, lesquels, déplacés et recadrés par leur combinaison avec ses propres concepts, acquièrent une valeur nouvelle et participent à l’édification d’un nouveau modèle standard. Par exemple, le paradigme autopoïétique n’exclut en aucune façon l’évolution par les contraintes du milieu, pas plus que le mutationnisme classique déjà relativisé par les travaux de Kimura (1985): il se borne à les recadrer, à offrir une description alternative des processus en jeu et à mettre en évidence les autres processus à l’œuvre dans l’évolution des espèces vivantes, comme la co-évolution, dans laquelle l’effet du hasard est puissamment relativisé, et les processus émergents liés au phénomène auto-organisationnel. Ainsi, les embryologistes que leurs travaux mettent au cœur de l’autoréférence du vivant, avaient-ils à énoncer sur l’évolution, des hypothèses passionnantes; l’orientation paradigmatique darwinienne perdant de sa force ne parvient plus à les contraindre au silence. ils peuvent aujourd’hui commencer à s’exprimer, même s’il se font encore accuser de créationnisme rampant . Le modèle matérialiste simple, auquel appartient le darwinisme, incapable d’intégrer la notion de structure émergente, la rejette dans les brumes de la métaphysique.
La contribution des embryologistes.
La théorie de l’autopoïese propose un certain nombre d’éclaircissements à la théorie darwiniste, telle la co-évolution inter-espèces, mais aussi un certain nombre d’amendements, telles l’autoréférence et l’auto-organisation du vivant, superbement illustrées, entre autres, par les travaux de Anne Dambricourt-Malassé (1996). Cette dernière, pour soutenir son argumentation, utilise le modèle physicaliste du chaos déterministe; elle ne prononce donc jamais les mots « auto-organisation », « autoréférence » et « structure émergente », qu’elle remplace par « chaotisation », « attracteur stable », « stabilité structurante fondamentale »... Or il se trouve que le modèle autopoïétique intègre et recadre de manière très robuste le modèle chaotique, dans le registre du vivant.
En tant qu’épistémologue, je me suis habitué à constater le retard conceptuel accumulé par la majorité des universitaires français qui, cependant, parviennent à produire du nouveau dans de vieilles casseroles ou dans les casseroles du voisin. L’hypothèse auto-organisationnelle et autorérérentielle offre d’emblée de très nombreuses facettes réfutables et, malgré sa jeunesse, montre une surprenante efficacité, tant en biologie qu’en intelligence artificielle. La théorie autopoïétique répond en particulier à la question suivante, peu abordée par les darwinistes, pas plus que résolue par le hasard Monodien: est-il possible de montrer qu’une nécessité extérieure, une pression contextuelle, une sélection naturelle quelconque, soit susceptible de contraindre le cerveau d’une espèce à grandir (Jay-Gould 1997), le nombre de doigts à rester le même ? Les simiens ont assuré la pérennité de leur espèce, sans que leur cerveau ait, pour cela, besoin d’atteindre le volume de celui de l’homme, et que dire de la blatte ?! Qu’on soit saltationniste ou caténiste n’y change rien: la réponse est ailleurs. G. Bateson (1979) proposait de distinguer « l’épigenèse ou embryogenèse d’une part, et l’évolution ou apprentissage, de l’autre. ». Il lui était alors possible d’intégrer, sans le secours de la théorie du chaos, les caractéristiques tautologiques du vivant comme régulateurs du hasard, elles-mêmes bouclées au hasard comme dérégulateur des caractéristiques tautologiques du vivant, pour produire une théorie de l’évolution « complexe ». Mais que dit Dambricourt-Mallassé, étudiant les primates depuis leur apparition ? Elle souligne, à travers leur lente évolution de 60 millions d’années, la présence de cinq macroévolutions, ainsi datées:
60 / 45 millions d’années prosimiens
45 / 20 millions d’années simiens
20 / 7 millions d’années pongidés
7 / 2,5 millions d’années australopithecus
2,5 millions d’années / 100 000 ans homo
100 000 ans à nos jours homo sapiens
Le probabilisme le plus élémentaire nous suggère d’y ajouter une septième ligne:
de nos jours à + - 20.000 ans : ? ? ?
En effet, selon Dambricourt, il est possible que nous assistions actuellement à la mise en place des prémisses de la macroévolution suivante: un nombre croissant d’enfants, remarque-t-elle, montre un déséquilibre cranio-facial, déséquilibre inexistant jusqu’à une époque récente, puisque les premiers cimetières historiques n’en recèlent pas. Cette chaotisation de l’axe cranio-vertébral peut servir de modèle quant à l’évolution de la forme du crâne et de la face des primates en 60 M d’années (Leroy-Gourhan 1983). Il se pourrait donc que, dans les 20 000 ans à venir, homo sapiens sapiens laisse la place à son successeur.
Il faut savoir qu’une telle assertion constitue un crime de lèse darwinisme, puisque les auteurs les plus éminents défendent comme un dogme l’idée selon laquelle homo sapiens sapiens ne peut plus évoluer (Eccles 1972), puisqu’il a vaincu les contraintes du milieu. Il y a là un paradoxe considérable, curieusement passé sous silence : une observation simple montre l’inverse de cette affirmation péremptoire, à savoir que plus l’ancêtre de d’Homo s’abstrait des contraintes du milieu (feu, outils, langage), plus il accélère son évolution. Cette remarque laisse place à deux hypothèses:
1) soit il crée de nouvelles contraintes si puissantes que, des nouveaux couplages ainsi générés, émerge une accélération de dérive phylogénétique précipitant son évolution,
2) soit un abaissement des contraintes extérieures ainsi obtenu laisse place à une hausse du caractère autoréférentiel présent dans tout processus évolutif.
Dans les deux cas, l’hypothèse autopoïétique est confortée. Le cas 1 situe le phénomène enactif au coeur de l’évolution: co-évolution par dérive naturelle, entre l’homme et ses productions, et le cas 2 situe le phénomène auto-organisationnel au coeur de l’évolution: l’évolution quantitative multifactorielle du cerveau (station debout - nourriture plus riche - création d’outils-etc.) produit immanquablement une évolution qualitative autoréférentielle (voir simulations et fourmilière).
Mémoire, chaos et auto-organisation.
Ces remarques suggèrent qu’il convient probablement de reconsidérer les effets respectifs de l’influence de la pression du milieu d’une part, et celle des propriétés auto-organisationnelles et autoréférentielles des systèmes vivants d’autre part; en l’occurrence, la pression du milieu (le bruit) pourrait avoir un poids moindre que ce qu’avance la thèse darwinienne et elle serait dépendante d’un phénomène de fractalisation entre structure et organisation.
Les logiques d’autoproduction de « soi » et de reproduction du « même » semblent résister assez bien à la pression du milieu et aux mutations au hasard. En revanche, il est facile de montrer (simulations ordinateur, observation d’une fourmilière, etc) que les systèmes vivants manifestent une tendance intrinsèque à la complexification et cela à deux niveaux: celui des apprentissages contextualisés qui ne modifient que leur structure (interrelations vives) et celui de l’embryogenèse qui peut modifier son organisation (configurations). Selon G. Bateson (1979), ce que nous appelons évolution, c'est-à-dire la nouveauté dans le vivant, ne sort jamais de nulle part: elle émerge d’une sorte très particulière de hasard, une contingence puissamment déterministe impliquant que toute nouveauté est associée à un processus sélectif en forme de tautologie suffisante et auto-cicatrisante, qui entraîne la persistance suffisamment durable de telle ou telle nouveauté limitée par les possibles du dépliage embryologique:
« Les séquences convergentes sont prévisibles (...). ...développement d’une tautologie complexe où rien ne vient s’ajouter après que les axiomes et définitions ont été posés. (...) Tout ce qu’il y a à faire, c’est de déplier (l’implicite). »
Ce dépliage, nous le voyons à l’oeuvre dans les macroévolutions, des prosimiens à homo sapiens. Il est de même très visible dans l’évolution de l’ensemble des vertébrés. Il devient donc de plus en plus probable que l’évolution par contrainte du milieu passe par la structure, et que l’évolution de l’organisation doive beaucoup aux processus autoréférentiels présents en tout système vivant, déclenchés par une fractalisation (la chaotisation de Dambricourt) entre structure et organisation.
En conclusion:
La mise en évidence de macroévolutions conduisant des lémuriformes à homo, associée à l’observation triviale d’une grande stabilité entre lémuriformes et lémurien actuel, suggère que le développement phylogénétique d’une espèce puisse produire, outre des lignées stables indéfiniment fondées sur la réplication du même, des lignées évolutives qui, bien que durant de très longues périodes elles reproduisent du même ou à peu près, se chaotisent. Cette chaotisation relance les processus de complexification qui relèvent d’une logique majeure du vivant. Cette complexification dans la lignée Homo se traduit entre autres par « une amplification de la rotation spirale embryonnaire, de la contraction cranio-faciale et de la complexification de l’organisation des territoires néo-corticaux » (Dambricourt 1996). Et homo habilis cède la place à homo erectus qui, 1 million d’année plus tard, cédera la place à Néandertalis et à Cro-magnon. Les macroévolutions successives offrent une suite, allant s’accélérant, de périodes de fractalisations générant, à chaque fois, une des logiques potentiellement contenues dans le corpus embryologique d’une espèce et aboutissant, après stabilisation de cette phase chaotique, à une autre espèce morphologiquement très voisine. Il faut, en outre, rappeler que le processus de changement, lié aux possibles du dépliage, pourrait être aussi fonction de valeurs quantitatives :
« Le développement du cerveau semble être quantitatif, et non qualitatif. Cela est vrai même pour le cortex cérébral, dans lequel la structure histologique est restée essentiellement inchangée. C’est ainsi que le diagramme du cortex cérébral serait valable pour un chat ou un singe aussi bien que pour un homme » (Eccles 1972).
Si Eccles n’avait pas ignoré que ce quantitatif observé par lui engendre immanquablement des dérives qualitatives émergentes liées à l’augmentation des potentiels connectifs (nombre de neurones et nombre d’interconnexions, par exemple), lesquelles réorientent puissamment le devenir d’une espèce, il n’aurait pas eu besoin de recourir au dieu des savants en déroute. Ainsi, il est très facile de constater expérimentalement qu’une colonie de 10.000 fourmis ne produit pas les mêmes structures émergentes qu’une colonie de un million de fourmis. Il en est de même pour les colonies humaines et, très probablement aussi, pour les colonies de neurones. L’une des causes de l’humain réside bien dans une progression auto-organisationnelle vers 20 milliards de neurones richement interconnectés.
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THE EVOLUTION OF DARWINISM TOWARDS AN AUTOPOIETIC MODEL
Jean-Paul GAILLARD
Summary: The author will attempt to show how Darwinism, as a model of the evolution of the species, is giving way little by little to a more complex model, the autopoietic model, which is proving to be both more robust and more complete with respect to the propositions it allows. The author wili illustrate his assertions by way ofexamples while underlining some contradictions and paradoxes, above which Darwinism cannot easily rise, and which the autopoietic model resolves rather elegantly.
Key words : Darwinism - autopoiesis - paradigm - co-evolution - co-ontogeny - auto-organisation - auto-reference - embryology - dépliage - tautology.
Darwinian theory has rarely been subject to so much publicity as it is today except at its inception when it was necessary for it to impose itself over other competing theories. Lronic twist of fate, or rather, the effect of auto-reference? This recent publicity and, more specifically, that which has ensued as a result of the publication of the great dictionary of Darwinism, would tend to seat Darwinism as the paradigm in matters of evolution, though it would seem to us more likely to be the swan song of a paradigm which, for close to a century, has rallied around it, felicitously as well as effectively, an overwhelming majority of the scientific community.
From the history of science and epistemology it would appear that a paradigm needs publicity only twice in the course of its lifespan: first at its inception, and then once more as it begins to crumble. For as long as it remains in effect, it is so maintained by the scientific corps involved as an absolute which may be enriched upon, diversified, but of which it would be unseemly to to question the foundations. Not since its inception has the Darwinian theory of the evolution of the species, faced with the scientific progress to which it has given rise, appeared so fragile, so incomplete as it does today, as one paradigm chases the other. At the cost of a jolt or two, Darwinian theory may very well be be giving way to the autopoietic paradigm, the latter being well on its way to occupying the whole of the territory, unbeknownst to the researchers themselves as they rely unwittingly on its presuppositions.
Autopoiesis as the principle characteristic of living beings.
Perhaps it would be best at this point to briefly recall the key concepts of the autopoietic model (Maturana, Varela 1974-1997): Firstly, autopoiesis or auto-production: all living systems and only living systems are auto-producing, that is, that their product is themselves. Autopoiesis is thus a characteristic of living systems.
Organisation and structure are two complementary registers which, far from their boundaries, are easily identifiable but which, within closer range of these boundaries, grow fractal, indiscernable. Organisation is that which is inclusive of the configurations of a species maintained invariant, the alteration of which would cause one species to evolve into another, if not to vanish altogether. Structure is that which describes « the whole of the effective relations between the actual Components » (Varela 1993) of a particular organism which, throughout its development, varies incessantly; these changes and variations are qualitatively and quantitatively framed only within the possible organisations that determine the survival capacities of the organism with respect to the constraints of the medium.
Because of their capacity to produce membranes, living sytems are endowed with an identity, unity and autonomy : they permanently manifest their capacity to distinguish themselves from their biotic and nonbiotic medium ; their organs maintain between them particularly pregnant ties; they dictate their own laws.
Coupling, composite unities, co-ontogeny, naturai drift and emergent structures or fonctions: the concept of coupling in biology refers to a situation whereby two organic unities are made to coexist within a shorter or longer range of one another. Such is the plight of all the unitary components of a system living together ( molecules, cells, organs, individuals, societies). The effects of the coupling of one cell with those of its neighbours with which it shares an identity can be expressed in terms of noise and information (Atlan 1970): such noise (disruptions) as may be occasioned by the coupling need to remain below the threshold of destruction for the unities concerned. The composite unity thus produced manifests itself through an exchange of information (e.g. connexons/connexine), ever circular, by means of which are regulated their common survival and development (co-ontogeny, natural drift). In fact the ontogeny of a living organism takes place , in every case, through a series of more or less durable couplings with other living organisms as well as with its medium: thus it can be said to be a co-ontogeny where inevitably A affects B which in turn affects A. The very long term effects of this co-ontogeny, as well as its effects on quite autonomous sytems (complex living systems) being of a less than predictable nature, will thus be described as co-ontogenetic drift or naturai drift, the result of which is co-evolution for the organisms involved.
From the interplay between organisms and their medium, may emerge structures or fonctions that do not belong to any one of the organisms involved. These structures and functions in turn affect the co-ontogenetic and phylogenetic drifts of the systems involved. Auto-organisation, auto-information, auto-reference: the co-ontogentic drift of of a whole (neurons, organs, organisme) gives rise to the emergence of new structures and fonctions that in time produce a new organisation (a set of invariants, a new system, a new species ) which in turn produces a new context for the structure to subvert. From an evolutionary standpoint, for example, endosymbiotic theory postulates the hypothesis whereby the co-ontogenetic drift of primitive organisms led to the formation of present-day eukaryotic cells: the mitochondria of the latter would have been the symbiotic bacteria of primitive eucaryotes, the symbiosis of which would have given rise to a sufficiently viable coupling for it to have allowed for the evolution of of the composite unity that is the present-day eukaryote3 . From the sufficiently viable coupling between eukaryotic cells would then have emerged a set of invariant configurations: primitive organisms which would have in turn, under specific circumstances, formed invariant configurations between themselves: complex organisms.
What is more, living systerns cannot be instructed. The instructions, that is the disruptions from the external world, do not modify them: they can only be induced by them to modify their own structure, or else induce their destruction in the event that the instruction alters an organisational element. Structural modifications stem solely from their own potential, they are not, in any event, instructed from the outside.
Enaction: this concept affects quite radically the concepts of perception and action, that is the indivisible whole formed through the contingent combination of at least two living systems (e.g. a flower and a bee), the perception-action interactions insofar as they give rise to co-ontogeny and co-evolution.
Paradigms : the succession.
As is sometimes the case within the processes of paradigmatic succession, the relationship between the new (autopoiesis) and the old (Darwinism) is not symmetrical: the autopoietic model changes the context, recalibrates and reinterprets the universe created by Darwinism, but, it aims no more to destroy it than it denies its ties to it. The same, however, cannot be said about its predecessor which seems determined to fight to the finish. As such, the new model integrates very large slices of the Darwinian paradigmatic corpus, which transposed and framed anew in combination with its own concepts, acquire new worth as they particupate in the edification of a new « standard » model. For instance, the autopoietic paradigm does not exclude in any way evolution with regards to the constraints of the medium, no more than it does classical mutationism already relativized by the work of Kimura (1985): merely it seeks to set them within a new context, offering an alternative description of the processes involved, and highlighting the different processes implicated in the evolution of living species, such as co-evolution, process within which the affect of chance is strongly relativized, as well as emergent processes as they are linked to auto-organisationai phenomena. Thus it has come to pass that embryologists, whose work places them within the very nucleus , so to speak, of auto-reference with regards to living beings, have advanced some very exciting hypotheses on subject of evolution and, Darwinian paradigmatic impetus having lost some of its momentum, it has been unable to suppress them . But now, even as they finally begin to be heard, they continue to stand accused of rampant creationism : the basic materialistic model, to which Darwinism adheres, incapable as it is to integrate the concept of emergent structure, can do no more than relegate it to the realm of metaphysics.
The emnbryologists' contribution.
Autopoietic theory stipulates a certain number of clarifications regarding Drawinist theory, such as interspecific co-evolution, but also regarding various amendments such as auto-reference and the auto-organisation of living beings, as illustrated superbly by the work of Anne Dambricourt-Malassé (1996), among others. To sustain her (thesis ?) argumentation, Ms Dambricout-Malassé‚ uses the physicalistic model of deterministic chaos; she never pronounces the words « auto-organisation », « auto-reference » and « emergent structures » for which she substitutes the terms « chaotisation », « stable attractor », and « fondamental stability of structuring »... Yet it so happens that the autopoietic model quite effectively integrates and reframes the chaotic model within the context of living beings.
Speaking as an epistemologist, I have come to notice a persistent conceptual delay maintained by a large majority of French academics who are nonetheless able to concoct new material from old material or even from extrinsic material. Auto-organisational and auto-referential theory offers , from the onset numerous refutable facets, and despite its youth, shows an uncanny effectiveness when applied to the respective domains of biology and artificial intelligence. Specifically, autopoietic theory effectively answers the following question, rarely touched upon by Darwinists in general, anymore more than it is solved by Monodian theory: can it be shown that extemal necessity - contextual pressure, natural selection in any form - causes growth in the brain of a species (Jay-Gould, 1997), the number of its fingers to remain unchanged? Simians have ensured the endurance of their species though the volume of their brain has not increased proportionately, such as it has in humans, moreover, what is there to be said about the lowly cockroach?! Whether from a saltatorial or a catenary perspective, the question is moot because the answer lies elsewhere. G. Bateson (1979) suggested that should be differentiated from one another « epigenesis or embryogenesis on the one hand, and evolution learned behaviour on the other ». For him it was then possible to integrate, without having to resort to the theory of chaos, the tautological characteristics of the living as regulators of chance, themselves subject to the random effect of chance as a de-regulator of the tautological characteristics of the living, from which a « complex » theory of evolution could be produced. But what does Ms Dambricourt-Malassé, within the context of her research on primates as of their first appearance, have to say on the matter ? During their slow 60 million year-long evolution, she shows the presence of five macroevolutions, dated as follows :
60/45 million years prosimians
45/20 million years simians
20/7 million years pongidae
7/2.5 million years ausralopithecus
2.5 million /100 000 years homo
100 000 years to now homo sapiens
The most elementary probabilism would then give rise to a seventh line :
from now to +/- 20 000 years ? ? ?
lndeed, according to Ms Dambricourt, we could very well be witnessing the first evidence of the next macroevolution. As she points out, a growing number of children are showing signs of a cranio-facial disproportion that was not existent until recently, as confirmed by the fact that none have ever been found in even the oldest known cemeteries. This « chaotisation » of the cranio-vertebral axis might very well serve as a model with respect to the evolution of the shape of the cranium and the face of primates over the last 60 million years (Leroy-Gourhan, 1983). Thus it might follow that over the course of the next 20 000 years homo sapiens sapiens might in his turn be replaced by a successor.
Suffice it to say that such an assertion is the ‚quivalent of high treason with respect to Darwinism insofar as the most eminent authors defend as gospel the idea whereby homo sapiens sapiens can evolve no more (Eccles, 1972), since he has already triumphed against the elements of his medium. This leads us ta a considerable paradox which has yet to be addresses: simple observation shows just the opposite of so perfunctory an affirmation, which is to say that the more adept homo has been at removing himself from the constraints of his medium (fire, tools, language), the faster has been the acceleration of his evolution. Such a remark gives rise ta the following two hypotheses: either new constraŒnts are created that are sa powerful that from the new couplings generated there emerges an acceleration of phylogenetic drift that precipitates evolution, or a reduction in the extemal constraints thus obtained allows for an increase in the auto-referential character inherent to all evolutionary process.
In either case, the autopoietic hypothesis is reinforced. In case 1 enactive phenomena is located at the core of evolution: co-evolution through natural drift between man and his productions, while in case 2, it is the auto-organisational phenomena that is at the core of evolution: quantitative multi-factorial evolution of the brain ( two-legged stance - a more varied diet - invention of tools) invariably produces qualitative auto-referential evolution (note simulations and ant colonies).
Memory, chaos and auto-organisation.
These remarks suggest that it may be best to reconsider the respective effects both of the influence of the medium on the one hand, and that of the auto-organisational and auto- referential properties of living sytems on the other: it may be that the pressure exerted by the medium (the noise) carries less weight than that which Darwinian theory posits, and would instead be dependent on a pheneomena of fractalisation between structure and organisation. The logic of auto-production of « self » and the reproduction of « sameness » seem quite resistant to the pressures of the medium and random mutations. On the other hand, it is easy to show (computer simulations, the observation of ant colonies, etc.) that living systems exhibit an intrinsic tendency towards becoming more complex and this at two different levels: that of a contextualised learning situation that alters only their structure (living interrelations) and that of embryogenesis that can alter only the organisation (configurations). According to G. Bateson (1 979), that which we call evolution, that is, novelty in the living, never springs from nothing : it emerges from a very specific form of random occurrence, a very powerful sort of determinist contingency implying that all novelty is related to a selective process that is of a sufficiently tautological nature as well as self-searing, from which ensues a sufficiently durable persistency of this or that novelty limited by the possibilities inherent to the embryological unfolding process:
« The convergent sequences are predictable (...) ... development of a complex tautology where nothing can be added on, once the the axioms and definitions have been laid down. (..) All that is left to be done is to unfold (that which is implicit). »
This unfoiding can be observed at work within the macroevolutions, from the prosimians up to homo sapiens. It is also very apparent within the evolution of the totality of vertebrates. Lt then becomes more and more likely that evolution with respect to the constraints of the medium necessarily occurs by way of structure, and that all living systems owe much to auto-referential processes that are present in all living systems, triggered by a fractalisation (Ms Dambricourt's chaotisation) between structure and organisation.
In conclusion:
The highlighting of of the macroevolutions leading from early Lemuroidea to homo, associated with a more trivial observation of the great stability between earty Lemuroidea and the present-day lemur, suggest that the phylogenetic development of a species can produce, in addition to stable strains founded on the replication of "sameness", evolving strains that, though over long periods of time may reproduce "sameness" - in a strict or approximate fashion - will eventually chaotise. From this chaotisation ensue the processes of complexification stemming from a leading logic governing all living beings. This complexification within the homo strain translates among other things into "an amplification of the embryonic spiral rotation, of the cranio-facial contraction and the complexification of the neo-cortical areas" (Dambricourt, 1996) Homo habilis gives way to homo erectus who, 1 million years later will give way to Neanderthalensis and Cro-Magnon. Successive macroevolutions show a sequence, subject to aacceleration of periods of fractalisation generating at every turn, one of the logics potentially present within the embryological corpus of one species, then, following a stabilisation of the chaotisation period, resulting in another, similar, species. It must moreover be remembered that the process of change, linked to the possibles of this unfolding, could also be a function of quantitative values : "The development of the brain seems to be quantitative and not qualitative. This is true even for the cerebral cortex, within which the histological structure has remained essentially unchanged. It is in this way that the diagram of a cerebral cortex would be valid for a cat , or an ape, as well as for a human" (Eccles, 1972). Had the fact that this quantitative aspect, observed by Eccles, invariably generates emergent qualitative drifts linked to the increase of connective potentials (number of neurons and number of interconnections, for instance) not been unknown to him, he would not have needed to resort to the god of scientiste led astray. Along these same lines, it seems within easy reach to notice that a colony of 1 0 000 ants does not give rise to the same emergent structures as a colony of one million. So it is for human colonies and, in all likelihood, for colonies of neurons. One of the causes of the human definitely lies in an auto-organisational progression towards 20 billion neurons intricately interconnected.
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CYBERNÉTIQUE DE SECOND ORDRE, BIOLOGIE AUTOPOÏÉTIQUE ET MÉDECINE QUOTIDIENNE.
Par Jean-Paul GAILLARD
(in 15ième congrès international de cybernétique - NAMUR 1998 pp.819/824)
INTRODUCTION
Les professionnels et les universitaires qui fréquentent les congrès de l'A.I.C. ont une bonne connaissance de l'épistémologie générale; aussi, entrerai-je directement dans le vif de mon objet. J'ai pu vérifier et mettre en évidence de manière convaincante (Thèse de psychologie), que la médecine moderne s'est construite sur le modèle du mécanicisme de Descartes et de Newton. Ce modèle de l'ingénieur l'a rendue très efficace dans l'intervention d'urgence et dans la régulation rapide des symptômes organisationnels, mais l'a, dans le même temps, considérablement éloignée de la complexité du vivant. Cette dérive mécaniste a conduit à d'importants problèmes de régulation de la santé, que j'ai étudié dans les contextes de la médecine générale.
Ma recherche a trouvé son point de départ avec un bruit récurrent chez les médecins généralistes, selon lequel 40 à 60 % de la clientèle en médecine générale serait constituée de fonctionnels, de psychosomatiques et de psychiatriques, mal soignables, résistants à la médecine.
La première question : Quid de ces 50 % de patients ?
J'ai rapidement découvert une réalité surprenante: chiffrage à l'appui, le nombre des patients « mal soignables » ne s'élève pas à 50 % en moyenne, mais à 80 %. Sur les 20 % restant, 4 % sont constitués de demandes de type « certificat sportif » et « vaccin ». Reste 16 % de patients qui semblent entrer dans le cadre.
16 %, c'est trop peu ! J'étais devant ce qu'on appelle, en recherche, une anomalie: en effet, en toute bonne logique, il est improbable qu'une théorico-praxie aussi développée résume son efficace à 16 % de son champ.
La deuxième question : Le discours de référence.
Quel est-il pour les 16 % de malades correctement cadrés ? Quel est-il pour les 80 % de malades « mal » cadrés ? Deuxième découverte surprenante: les médecins généralistes n'utilisent pas les manuels de sémiologie et de pathologie médicale, qu'ils jugent impraticables. Ils disent tirer leurs références de la Formation Médicale Continue et des fiches techniques contenues dans certaines revues médicales.
La troisième question: En quoi les manuels de référence seraient-ils impraticables pour un médecin généraliste ?
J'ai épluché quatre manuels de sémiologie et de pathologie médicale (1) , en vue d'en apprécier le degré d'exhaustivité et de congruence avec les pathologies rencontrées par le médecin généraliste, pour arriver au résultat suivant: les manuels de sémiologie et de pathologie médicale expliquent parfaitement les tenants et aboutissants de 20 % environ des pathologies. Les 80 % restants sont dits d'origine inconnue. Or, il se trouve que le médecin généraliste ne traite presque aucune des pathologies contenues dans les 20 %: il les diagnostique ou les subodore et les adresse rapidement à l'hôpital. Je me trouvais donc devant 80 % de troubles morbides inexpliqués par les manuels, et 20 % de troubles bien expliqués, mais clients spécifiques de l'hôpital.
Les 80 % de mauvais patients chiffrés par mes soins étaient retrouvés. Restaient les 16 % de malades « bien cadrés »: qui étaient-ils ?
Voici la liste de leurs troubles, tirée d'un relevé de 200 consultations chez quatre médecins généralistes, allopathes, d'âges et de clientèles différents :
rhinopharyngite - ongle incarné - sinusite - bronchite - angine - gastroentérite ¬infection vaginale - cystite - otite – suture - mycose - sciatique - lombalgie - dorsalgie - orchite – candidose - HTA - insuffisances cardiovasculaires - Hcholestérolémies - insomnies ¬dépressions - diabètes - pathologies de la ménopause.
Aux dires-mêmes des médecins généralistes, près de la moitié de ces 16 % de pathologies s'auto-régulerait spontanément, sans intervention médicale.
Il fallut donc me rendre à une surprenante évidence: la quasi-totalité des troubles morbides accessibles aux médecins généralistes ne relève pas d'une compétence acquise par eux à l'université.
Il faut ajouter que ces 16 % de pathologies représentent plus de 60 % des troubles présentés à la médecine dans une année.
L'hôpital cadre 2 et 5 % de la totalité des pathologies, les médecins généralistes et les spécialistes de ville se partagent les 95 % restant.
La quatrième question: comment arrivent-ils à travailler sur de telles bases ? Quels sont leurs modes « naturels » de régulation ?
Les médecins généralistes construisent leur pensée et leur action autour d'un modèle logique simple et solide, que le lecteur suffisamment averti en épistémologie reconnaîtra comme un des axes paradigmatiques du mécanicisme (2), c'est le mode causal linéaire simple:
- A = effet ou signe physique (lésion, signe d'infection, enflure, douleur à la palpation), c'est le repérage objectif, par le médecin, de la réalité de la maladie.
- B = cause ultime de la maladie, le plus souvent identifié au moyen des examens paracliniques. (dysfonctionnement humoral, anomalie organique, agents infectants.)
- C (facultatif) = signe fonctionnel; c'est le contenu du discours « subjectif » du patient sur son trouble. Il ne recouvre pas la valeur A, ni la valeur B.
Dans ce mode causal, B (cause ultime de la maladie) et A (signe physique) sont liés par la logique newtonienne de réversibilité complète:
- toutes les informations contenues dans B sont transférées dans A;
- Supprimez la cause B et vous supprimez l'effet A... et le patient a retrouvé la bonne santé perdue, en opérant un bon salutaire en arrière, dans un « avant » de la maladie (Louis Pasteur, prenant la suite de Newton, a puissamment validé cette logique avec sa théorie de l'agent infectant, fort efficace mais qui a tué pour longtemps la recherche sur les saprophytes et les symbiotes).
- En ce qui concerne C, il est, par principe supposé disparaître, puisqu'il a perdu son support organique. S'il ne disparaît pas ou s'il se déplace, le malade entre dans la cohorte des mal soignables (80 `)/0 de la clientèle du généraliste).
La médecine générale est donc newtonienne ! Nous sourions... il faut cependant remarquer que, lorsque nous sommes devant un problème, nous montrons tous une forte tendance à la modélisation mécanique, associée à la causalité linéaire: rien d'original, donc.
Le principe de réversibilité, cependant, crée un univers très particulier, dont l'influence sur la médecine générale est considérable. Par définition ce qui est réversible ne connaît pas le temps (Prigogine, Strenghers 1992). Or, la vie, la mort et les patients agitent sans cesse le temps au nez du médecin.
Cette intrusion du temps qui dénonce la faiblesse du newtonisme médical, est régulée au moyen d'un second emprunt au paradigme mécaniste: un même patient sera découpé en autant de tranches que de consultations.
Ce second dispositif implique que :
- par principe, la réalité médicale se définit à l'intérieur d'une seule consultation;
- par principe, le sens et la cause de la maladie sont contenus dans le schéma (A-B) de la réversibilité organo-mécaniste;
- par principe, il n'existe aucun lien significatif entre deux consultations: chaque consultation constitue, à elle-seule, une unité suffisante.
Nous reconnaissons sans peine la procédure réductionniste, dont nous nous souvenons qu'elle fut puissamment recadrée dès 1958 par von Bertalanffy, précisément pour ce qui concerne le vivant.
C'est donc à travers ces deux modes logiques: causalisme linéaire et réductionnisme, que les médecins généralistes parviennent à survivre dans les bruits (Atlan) incessants et trop divers des pathologies apportées par les patients; les médecins survivent dans le péril constant de subir l'irruption d'un hétérogène aussi débordant que mal cadré par leur modèle logique.
LA RECHERCHE-ACTION.
J'ai donc entrepris de mettre à l'épreuve, dans un groupe de recherche composé, selon les périodes, de 10 à 30 médecins généralistes les concepts et les modèles offerts par la théorie générale des système, en particulier le modèle autopoïétique (Maturana, Varela) et la cybernétique de second ordre (von Foerster).
Toute entreprise de recadrage de modèle implique un processus de traduction au sens de Latour et Calon (1991). De fait, le modèle autopoïétique est un modèle scientifique conçu par et pour des biologistes, alors que la médecine est une discipline connexe et n'est pas une science. Le processus de traduction est, en fait, moins évident qu'il y paraît.
Ainsi, concevoir la relation de soin médecin-malade en termes de co-ontogenèse, de dérive naturelle et d'émergence d'un univers de significations (Varela 1989, Maturana-Varela 1994), ne va pas de soi, même si l'homomorphisme se révèle surprenant d'efficacité.
Mais le premier écueil, le plus difficile à contourner, est celui qui consiste à élaborer une différence suffisante entre organisation et structure (Varela 1989). Par définition, le mécanicisme implique que toute machine, fut-elle vivante, est déterminée par son organisation (niveaux des configurations: invariants) et qu'elle est instructible. Or, les systèmes vivants sont déterminés par leur structure (niveaux des échanges: variables) et ne sont pas instructibles. L'assertion de Maturana (1991): « Nous devons accepter le fait qu'avoir affaire à des systèmes vivants, équivaut à avoir affaire à des systèmes déterminés par la structure », ne trouve aucun écho spontané chez les médecins; elle va même à l'encontre de tout ce qu'ils ont appris, car elle recentre vigoureusement la pratique médicale sur les processus dits fonctionnels.
Il faut cependant dire que, en 8 ans de recherche-action, les médecins généralistes de mon groupe de recherche ont résolu la plupart de ces problèmes de traduction et de recadrage théorico-pratique. Ils prirent assez vite la mesure de ce que les troubles de l'organisation, objet majeur de leurs études médicales étroitement cadrées par l'hôpital, concernent environ 10 % des troubles morbides, que ces 10 % sont le lot des médecins hospitaliers et que les 90 % restant, qui leurs échoient, relèvent de troubles de la structure.
VERS UNE NOUVELLE ÉTHIQUE MÉDICALE.
Ils ont, ipso facto, défini un autre mythe fondateur pour la médecine, fondateur d'une nouvelle pratique, mais aussi d'une nouvelle éthique, mythe qui peut s'énoncer ainsi: les médecins et les malades ne sont pas instructibles. Le contenu des couplages structurels qu'ils vivent ensemble est de nature contingente, c'est-à-dire non optimisable.
Heinz von Foerster, le père de la cybernétique de second ordre, s'appuyant sur Wittgenstein, a bien montré que l'éthique est affaire de logique incarnée, et non de discours. Il a aussi montré que la logique d'objectivité est un « procédé couramment usité pour éviter la responsabilité ». De même, il a souligné que « il n'y a que les questions qui sont par essence indécidables que nous pouvons trancher (...) le complément de la nécessité n'est pas le hasard mais le choix I » (von Foerster 1991). Ainsi, la logique de non instructibilité du vivant implique une éthique de choix. Le vivant résiste au décidable, ou il en meurt. La vie ne sait que dériver dans des couplages co-ontogénétiques plus ou moins stables, plus ou moins favorables.
La cybernétique de second ordre inclut explicitement les propriétés de l'observateur dans la descriptions de ses observations et redéfinit les champs de l'indécidable; il en émerge un processus éthique de responsabilité et de choix. Chacun de ces items s'adapte étroitement à l'action du médecin généraliste et la redéfinit puissamment.
Un médecin systémicien et son malade, dérivant en compagnie l'un de l'autre, n'ont que le choix de produire de la responsabilité et d'ouvrir l'éventail des choix aussi largement que possible.
PROCESSUS DE GUÉRISON.
Quant aux processus de maladie et de santé, leur conception-même est réorientée par le modèle autopoïétique. La théorie mécaniste implique l'existence d'une santé idéale, dénuée de toute maladie. le modèle autopoïétique et plus simplement la théorie de l'organisation par le bruit (von Foerster 1946, Atlan 1970), impliquent que maladie et santé soient conçues comme un seul et même processus indéfini de dérive auto-organisationnelle à travers et par les perturbations incessantes entre un être et ses contextes biotiques et non biotiques. Les maladies qui mettent en danger la survie d'un être peuvent être conçues comme « le produit d'un mécanisme adaptatif qui dépasse ses propres limites par rupture de se autocontrôles ». Les médications et les prescriptions non médicamenteuses sont clairement redéfinies comme des jeux de perturbations, des bruits. L'art médical associé à la pharmacologie produit les éléments pour des choix de perturbations orientées, des prescriptions, qui contribuent le plus généralement au rétablissement de ces autocontrôles.
LES OUTILS DU MÉDECIN SYSTÉMICIEN.
Le médecin systémicien structure l'enchaînement de ses consultations comme une co-ontogenèse orientée. Cette pratique de dérive orientée implique l'invention de nouveaux outils pour la pensée et pour l'action, plus congruents avec les lois du vivant que ne l'étaient la consultation-prescription en tranches, armée de la seule logique pasteurienne. La mise en évidence de la puissance des modes analogiques de communication, supports de la majorité de nos coordinations d'actions et, en particulier responsables de processus d'influences spectaculaires sur le couple santé-maladie (Lévi-Straus 1948, Bernard 1992, Gaillard 1995), a conduit à une évolution considérable des modes de prescription; toute consultation, toute prescription s'inscrivent dans des contextes dont l'intégration active se révèle être source d'un efficace tel, qu'il permet la régulation rapide (3 à 6 consultations) et durable de pathologies chronicisées par 5 à 10 années de médecine linéaire et réductionniste (Gaillard 1995).
CONCLUSION.
Aussi surprenant que cela paraisse, les logiques du vivant avaient déserté la pensée et l'action médicale: elles n'y apparaissaient que comme des artefacts honteux ou marginaux: « c'est un communiquant !... Un bon relationnel... Il fait du commerce ! ». L'intégration de cette loi qui veut que le vivant soit déterminé par la structure, subvertit l'artefact et le porte au centre de l'action du médecin généraliste.
L'intrusion des sciences des systèmes et de la cybernétique de second ordre dans les registres du vivant porte à des constats qui, à mon sens, n'émeuvent pas encore assez les chercheurs, à qui un modèle manque toujours pour s'émouvoir. Nous savons, par exemple, que l'organisme humain est constitué de plus de bactéries que de cellules. Cela signifie que la notion classique d'unité de l'organisme, fondée sur la notion d'adhérence et de compacité des' assemblées cellulaires, est peu consistante au regard de ces milliards d'êtres qui ne sont pas nous bien qu'ils concourent à nous ! Le pasteurisme médical, puissamment assis sur l'efficace à court terme des molécules antibiotiques, a interdit pour un siècle qu'on produise un modèle organismique complexe. Les sciences de la complexité ouvrent, sur ce plan, à une nouvelle ère de la recherche bio-psycho-médicale.
RÉFÉRENCES BIBLIOGAPHIQUES.
1) ATLAN H. 1979, Entre le cristal et la fumée : essai sur l'organisation du vivant, Le Seuil, Paris.
2) BERNARD J. 1992. Le syndrome du colonel Chabert ou le vivant mort. Buchet/Chastel. paris.
3) GAILLARD J-P, 1994. Le médecin de demain: vers une nouvelle logique médicale, ESF. Paris.
4) GAILLARD J-P, 1995. La relation médecin-malade en médecine générale. Thèse de doctorat en psychologie, UBO Brest.
5) LÉVI-STRAUS C. 1948. Anthropologie structurale. Plon, Paris.
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NOTES.
1. Pathologie médicale, 1948-1960 (quatrième édition), Paris, Flammarion : 3 tomes par Pasteur Valléry-Radot (PVR), Jean Hamburger, François Lhermitte et coll., 3500 pages.
Sémiologie médicale, 1965, Paris, Flammarion : tome 1 par G. Mathé, G. Richet, J-P Benhamou, P.Berthaux, J-P Hardouin, J Lissac et tome 2 par .1. Chrétien, .1. Contamin, J. Lissac, A. Ryckewaert, P.Vernant, 1880 pages.
Pathologie médicale, I975, Paris, Masson, sous la direction de Henri Péquignot, 1658 pages.
Sémiologie médicale : initiation à la physiopathologie, 1992 (troisième édition), Paris, Laboratoires
Sandoz, par Alain Castaigne, Bertrand Godeau, Jean-Louis Leione, Annette Scheaffer et coll.,560 pages.
2. pour une exposé exhaustif de ces logiques : Gaillard JP 1995 : Le médecin de demain. ESF éditeur.